Coordination : Raymond Audemard

 

Illustration de couverture : Jean-Louis Morelle

 

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© UGE Poche/GECEP, 1993. pour la présente édition

ISBN : 2-285-00998-4

ISSN 0-242-3715

 

CHAPITRE PREMIER

De faibles vibrations secouaient le puissant vaisseau de ligne interstellaire Bourlingueur II alors que celui-ci inversait ses tuyères de propulsion, afin de ralentir, comme la planète verte Thogar'min grossissait sur le radarscope du poste de contrôle. L'astronef évoluait dans l'espace normal depuis une vingtaine d'heures après une plongée subspatiale qui, elle, avait duré plus d'une semaine.

Le gigantesque spationef « haut de gamme » pouvait accueillir douze cents voyageurs, dont deux cents passagers « de luxe » logés au premier pont, ainsi qu'un millier de touristes, fonctionnaires et colons voyageant en seconde et troisième classes, au demeurant très confortables. Il transportait également plusieurs centaines de tonnes de fret.

Toutes les cabines avaient été louées en raison de la notoriété dont jouissait le Bourlingueur II, notoriété qui ne se démentissait pas à l'usage. Disposés tout le long du bâtiment et d'accès facile, des élévateurs ronronnaient en permanence, amenant à chaque pont leur cortège bruyant et animé de passagers.

Cette agitation était coutumière lors de l'annonce d'un débarquement prochain, de telle sorte que les coursives étaient pleines de monde : en cet an de grâce 2382, il était devenu aussi banal de se rendre sur les colonies vénusiennes que ne l'était au XXe siècle la traversée de l'Atlantique à bord d'un jet.

Les fabuleux progrès accomplis en matière astronautique — et tout particulièrement la mise au point de la propulsion gravito-magnétique — avaient rendu possible la mise en place des lignes régulières hors du système solaire. Si l'homme avait surmonté les mille périls inévitables suscités par son expansion spatiale, il demeurait inchangé sur le plan affectif. Son cœur vibrait de la même émotion que celle qu'avaient dû éprouver les Colomb, Magellan, Armstrong, en plantant le drapeau dans les terrae incognitae de la Terre et de sa « banlieue » spatiale, alors pleines de mystères.

À présent, les agences de voyage affiliées à l'Office Interstellaire du Tourisme rivalisaient d'audace et d'ingéniosité pour attirer les voyageurs, hommes d'affaire ou colons. Néanmoins, les randonnées touristiques ayant pour terminus les systèmes solaires éloignés demeuraient encore l'apanage des milliardaires.

Il n'en était pas ainsi pour Marsala, la destination finale du Bourlingueur II, qui ne se trouvait qu'à huit jours de voyage de Kendalhoa. C'est sur cette planète, cinquième du système agénien, à 190 années-lumière de la Terre, que Blade et Baker avaient embarqué, en compagnie d'autres passagers ; Thogar'min n'était qu'une étape considérée comme dénuée d'intérêt touristique — ce qui n'était pas pour déplaire à Blade et Baker, qui ne dédaignaient pas évoluer hors des « sentiers battus ».

Les deux hommes voyageaient ensemble depuis plusieurs années. Agés de trente-cinq ans, ils étaient bruns et athlétiques. Le caractère enjoué, l'ironie amicale de Ronny Blade s'opposaient à l'humeur parfois bougonne de William Baker, lequel enrageait avec une déconcertante facilité. État d'esprit qui, bien entendu, ne durait guère, car ils se complétaient merveilleusement dans les diverses situations (parfois dramatiques) qu'ils avaient été amenés à affronter ensemble et qui avaient forgé entre eux des liens quasi fraternels.

Ils avaient préféré se soustraire à l'animation qui régnait dans les coursives en se réfugiant dans la vaste salle panoramique située sous le premier pont, qui servait de salle de réception officielle et occasionnellement de salle de spectacle, quand une célébrité acceptait de s'y produire — ce qui arrivait souvent, à la grande joie de son capitaine, Jim Henkin, qui remplaçait Andy Sherwood aux commandes du Bourlingueur II. Ce dernier les attendait en compagnie de Red Owens sur la planète marchande Marsala, avec le Maraudeur.

L'imminence de l'atterrissage avait vidé la salle de ses habituels occupants. Le service au bar n'était plus assuré, aussi Blade avait-il poussé le portillon qui donnait sur le comptoir, pour se transformer spontanément en barman ! Cette entorse à la règle du vaisseau avait été autorisée avec le sourire par le commandant Henkin. Celui-ci connaissait personnellement les deux hommes.

— Je ne suis pas fâché d'entreprendre ce voyage vers Marsala, où nous attendent ce cher vieux Red Owens et Andy, soupira le nommé Baker, tout en sirotant un verre de Lioounga additionné de R'toox, un léger euphorisant, concocté par Ronny Blade. J'espère qu'ils ne se sont pas ruinés dans les casinos, Marsala est réputée pour dépouiller le client jusqu'au dernier crédit de ses économies.

— Red et Andy sont de vieux loups de l'espace, rétorqua Blade. Je crains seulement qu'ils ne trouvent une martingale qui fasse sauter la banque de l'établissement de jeu qui aura eu la malchance de les accueillir !

— Diantre ! soupira son associé et ami, ces vacances sur Kendalhoa m'ont littéralement épuisé ! Les aventures que nous avons vécu autrefois sur cette planète étaient sûrement moins fatigantes que les randonnées que nous avons dû subir pour faire plaisir à notre ami le gouverneur.

Baker faisait allusion à l'incompréhensible grève générale qu'avait connue la planète, grève qui s'était déclarée sur ce vaisseau même avant de se répandre sur d'autres planètes[1].

Seul le sang-froid des deux hommes d'affaires aventuriers avait permis d'endiguer la panique et d'éviter que le vaisseau ne soit détruit après avoir forcé le blocus. Ils n'avaient pas tardé à se rendre compte que les grévistes n'étaient que des marionnettes hébétées aux mains d'une organisation criminelle qui manipulait les cerveaux avec l'aide forcée d'extraterrestres télépathes natifs de N'Torak.

De plus, ils avaient sauvé le gouverneur de Kendalhoa et sa fille d'un empoisonnement par radiations perpétré par un brigand de la pire espèce. Depuis ce temps, Son Excellence ne manquait pas d'inviter Blade et Baker pour « services rendus à l'Empire ». Ceux-ci avaient toujours décliné les multiples invitations. Ils avaient profité de leurs vacances pour répondre enfin aux vœux du gouverneur.

— Oublions les vacances ! Nous nous rendons sur Marsala dans un but économique, rappela Blade en souriant. Thogar'min est une étape obligatoire pour charger le suc qui est à la base de la fabrication du sérum de Thogar, réputé pour ses vertus médicinales dans tout l'Empire. Une seule ampoule de ce sérum vaut une véritable fortune en platino-crédits !

— Sous tes dehors matérialistes, tu caches une âme de poète ! ironisa Baker, sarcastique mais amical. La Pharmamondiale détient le monopole d'exploitation, en accord avec le gouverneur de ce comptoir. Je n'aime guère cette Compagnie et sa façon de traiter à distance, même si le marché que nous avons passé pour convoyer le suc de Thogar'min jusqu'à Marsala est plus qu'honnête.

Blade eut un léger sourire.

— Est-ce que tu escomptes rompre le contrat pour traiter directement avec le comptoir ?

— Comme toujours, tu exagères, Ron, bougonna son ami de toujours. Il n'est pas question de cela. Nous bourlinguons en permanence d'un bout à l'autre de la galaxie à la recherche de nouveaux contrats, en empruntant parfois des rafiots fatigués à nos risques et périls. Il n'est pas question de saborder une affaire comme celle-ci, même si le marché n'est que temporaire : l'astronef régulier de la Pharmamondiale, le Fantastique, est en cale sèche, à la suite d'une avarie dans son générateur gravito-magnétique, qui a mis toute la salle des machines hors circuit.

Les deux hommes semblaient prendre plaisir à se chicaner, mais il était inutile de les bien connaître pour se rendre compte que ces piques plus ou moins aigres-douces dissimulaient en réalité une profonde amitié partagée, fondée sur une confiance réciproque, et forgée par de nombreuses aventures partagées ensemble.

Leur tranquillité fut de courte durée. Au bout de quelques minutes, les portes d'entrée de la salle coulissèrent silencieusement, livrant passage à une silhouette corpulente qui se dandina dans leur direction. Le nouvel arrivant s'accouda au bar sans façon. Ses manières ne déparaient pas avec des vêtements qui dénotaient un certain manque de goût. En effet, il portait une cotte asymétrique aux manches trop courtes et au col en fourrure froide de Zaluk-Shyr qui avait été à la mode sur les mondes extérieurs quelques années auparavant. En sus, une casquette bleue ornée de la lettre P d'or brodé était vissée sur son crâne à la manière « astro ».

— Vous êtes Ronny Blade et William Baker, pas vrai ? attaqua-t-il aussitôt avec assurance.

Puis, sans attendre la réponse :

— Je me présente : Jérémie Erikson, fondé de pouvoir de la Pharmamondiale. Sans doute aurons-nous à traiter sur Marsala, n'est-ce pas ? Il est curieux que je ne vous aie pas vus auparavant. Seriez-vous invisibles ?...

Stoïque face à ce mitraillage verbal, William Baker jeta un coup d'œil à son compagnon, qui lui retourna un sourire en coin.

En certaines circonstances, il était inutile aux deux hommes de parler pour se comprendre, un échange de regards suffisait. Le message qui passa entre eux était clair : les manières de ce compère encombrant ne leur plaisaient décidément pas !

— Permettez-nous de ne pas parler affaires avant notre arrivée sur Marsala, dit Baker courtoisement mais avec fermeté. Quant à notre « invisibilité », elle est due au fait que nous nous promenons rarement sur le premier pont

Le fondé de pouvoir de la Pharmamondiale ne put s'empêcher de regarder avec curiosité les deux associés accoudés avec désinvolture au « zinc » de la salle commune du Bourlingueur II. Ronny Blade et William Baker étaient copropriétaires de la prospère Baker and Blade Import Export Company, l'un des principaux consortiums commerciaux de l'Empire terrien interstellaire.

Ils s'étaient illustrés dans maints événements qui avaient troublé la quiétude de l'Empire, et en avaient résolu bon nombre ! Ils étaient en outre les administrateurs du Comité d'expansion du Commerce extérieur dont le but était d'ouvrir des comptoirs sur les mondes de l'Empire.

Et, de fait, les deux gaillards ne correspondaient guère à l'image conventionnelle que l'on pourrait se faire de businessmen trônant derrière un bureau, l'éternel cigare collé entre les dents ! Familiarisés avec maintes branches de la technologie, possédant de solides connaissances scientifiques, ils arboraient une carrure athlétique soulignée par un justaucorps de métallo-plastex aux couleurs pastels contrastant avec leur bronzage. Ces tenues, qui eussent choqué autrefois, étaient aujourd'hui parfaitement acceptées : les traitements bio-régénérateurs mis à la portée de chacun conféraient aux humains du XXIVe siècle une harmonie physiologique telle que les plus âgés accusaient tout au plus quarante ans. Aucune malformation, aucun rachitisme ne justifiait plus les accoutrements désuets qui, jadis, vêtaient l'humanité.

La taille de Blade était rehaussée par un épais ceinturon à boutons, un des petits sacrifices à la mode que se permettaient de temps à autre les deux hommes.

— Vous avez raison de ne pas vous mêler aux « nababs » du premier pont, pérora Erikson d'un ton suffisant. Mon Dieu qu'ils sont barbants ! Comme vous, je préfère la compagnie de simples touristes. Ils font moins de manières...

Blade et Baker dissimulèrent un sourire de connivence. La façon dont il décrivait les autres passagers leur rappelait des propos similaires tenus par une célèbre chanteuse populaire à laquelle ils avaient imprudemment prêté l'oreille — celle-ci ne la leur avait rendu qu'après un laps de temps qui leur avait semblé une éternité. Selon elle, les « nababs » étaient « assommants » et « rasoirs », « pour ne pas dire affreusement maniérés ». Ces deux-là (il ne se souvenait plus du nom de la chanteuse) devraient s'entendre à merveille, estima Blade en son for intérieur.

Le fondé de pouvoir, quant à lui, ne paraissait pas vouloir laisser échapper deux si belles proies.

— Avez-vous connaissance des vertus du sérum de Thogar ? Eh bien, ce liquide est tiré d'une essence végétale qui n'existe que sur cette planète, et que l'on n'est jamais parvenu à synthétiser. Il est difficile de concevoir qu'un trou perdu comme Thogar soit la source de si grands profits... pour vous comme pour nous.

Pour une raison inexplicable, William Baker n'apprécia ni le ton ni la manière qu'avait employés le fondé de pouvoir pour amalgamer la Pharmamondiale et la B and B Co pas plus que son mercantilisme affiché — , puis il se morigéna : il n'avait aucun grief concret contre la firme pharmaceutique qui était leur partenaire.

— Je vous en prie, dit Blade avec une sobre élégance, poursuivez.

Ce dernier était attiré par la « petite histoire » des planètes-colonies, ainsi que par tout ce qui avait un rapport avec le passé. Cela expliquait sa passion pour les objets d'art anciens, et plus généralement pour tout ce qui traînait en matière de bibelots et de bizarreries chez les antiquaires et les brocanteurs.

— Bien..., se rengorgea Jérémie Erikson, enthousiasmé d'avoir trouvé un auditoire. Le sérum de Thogar'min est une avancée capitale dans la recherche médicinale, en ce qu'il a la propriété d'inhiber n'importe quel virus, qu'il soit d'origine terrestre ou extraterrestre. Inutile de dire que les cliniques et les hôpitaux de tout l'Empire se l'arrachent littéralement, la production de sérum étant très faible ! Bien sûr, le sérum n'élimine pas le virus responsable de la maladie, il se contente d'en stopper momentanément les effets. Mais cela donne tout le temps de les éradiquer par des moyens plus classiques.

— Je comprends, fit songeusement Baker. La rareté explique le prix exorbitant de cette denrée. Mais la Pharmamondiale n'a-t-elle jamais essayé de tirer plus de suc de Thogar ?

Baker remarqua qu'Erikson se frottait nerveusement les mains. Il en attribua naturellement la cause à l'atterrissage imminent du spationef : peut-être était-ce le premier voyage interstellaire qu'effectuait le gros homme.

— Diverses tentatives ont été entreprises, poursuivit-il, mais elles n'ont rien donné. Il faut croire que la planète est rétive à une exploitation étendue de ses ressources. De toute manière, quelle importance ? Le sérum nous rapporte suffisamment. À vouloir plus, on risque de ne plus rien avoir du tout...

Comme il s'approchait du visage de Blade afin de prendre des airs de conspirateur, celui-ci s'aperçut qu'Erikson empestait l'eau de toilette Pour un Homme, parfum qu'affectionnait Blade, mais dont l'importun personnage avait si manifestement abusé que l'odeur en devenait incommodante. Gentleman, Blade se retint de plisser le nez.

— Ne vous attardez pas à Thogar, dit-il comme s'il livrait une information confidentielle. Ce n'est pas un monde comme les autres ; le climat y est exécrable, et la végétation hostile au dernier degré ! Les colons ne restent que pour récolter le suc, qui est mis en barils et livré à la Pharmamondiale. Cette planète semble rejeter l'occupation humaine ; ce n'est qu'il y a trente-cinq ans qu'a été trouvée l'unique ressource de ce nid d'épines, le fameux suc. De toute façon, il n'y a qu'une seule ville, qui porte d'ailleurs le même nom que la planète.

Blade se racla la gorge pour dissimuler son envie de rire.

— Hum... Mon cher Erikson, vos confidences nous incitent au contraire à visiter cet endroit. Un monde qui ne possède qu'une seule agglomération, qui ne ressemble en rien aux sempiternelles attractions locales vantées à la Space o'vision et ne figure sur aucun trajet touristique, vaut certainement le détour !

La mine de Jérémie Erikson se renfrogna imperceptiblement, et il émit une sorte de renâclement.

— Cette planète porte malheur aux personnes trop curieuses, dit-il énigmatiquement, et je regrette maintenant d'avoir éveillé votre intérêt. Il n'y a rien à voir sur cette planète. Faites comme les autres voyageurs, restez dans l'astronef, qui est pourvu de tout le confort nécessaire pour mener une vie agréable...

À ce moment, une voix sortit des haut-parleurs pour annoncer que les divers postes étaient parés pour la manœuvre d'entrée dans l'épaisse atmosphère de Thogar'min. Déjà, derrière les hublots en hyperdelrin transparent, les étoiles s'estompaient aux abords des hautes couches de l'ionosphère.

Blade regarda le petit homme disparaître par la porte coulissante menant aux élévateurs.

— Cet oiseau de malheur ne me plaît guère, pas plus que ses réponses qui n'en sont pas. OK, n'en parlons plus ! et préparons nos affaires pour faire une petite visite du « nid d'épines » !

Ils regagnèrent leur cabine de première classe. Un hublot rectangulaire offrait une vision de la face ensoleillée de la planète. À première vue, Jérémie Erikson avait raison : Thogar'min n'avait rien d'une attraction touristique. Des montagnes rases, érodées par les millénaires, infléchissaient à peine l'horizon moutonneux de verdure.

Ils descendaient à vive allure vers une tache brumeuse, qui faisait comme une éclaircie dans la végétation s'étendant à perte de vue, mais l'astronef était encore trop haut pour qu'ils pussent apercevoir plus de détails.

La voix de Henkin pria les passagers de regagner leur cabine et de s'allonger sur leurs couchettes. En réalité, le champ gravito-magnétique dans lequel baignait l'engin supprimait en son sein la force d'inertie, et annihilait du même coup toute sensation d'écrasement dû à la décélération, mais la tradition voulait que figure cet avertissement, en souvenir du temps où l'on utilisait des propulseurs classiques.

— Allons dans le poste de pilotage, proposa

Baker, soudainement inspiré. Nous y verrons mieux qu'ici les alentours de la ville, il reste quelques minutes avant d'atterrir. Je ne pense pas que Jim Henkin y voie un inconvénient.

— Proposition adoptée à l'unanimité ! proclama Blade en se plaçant comiquement au garde-à-vous. Allons-y immédiatement !

Le poste de pilotage avait la forme d'un fer à cheval long d'une dizaine de mètres, et large de sept. Les parois étaient bardées de hublots ronds perçant le super-métal de la coque. L'essentiel de la place était occupé par les masses des ordinateurs parsemés de voyants de contrôle, par les instruments de navigation et par le fauteuil de commandement que surmontait un écran monumental.

Blade et Baker s'installèrent sur deux sièges anti-g restés vacants.

Ses antennes radar balayant l'espace, le Bourlingueur II quittait la zone bleu-mauve de l'ionosphère pour aborder les couches plus claires de l'atmosphère.

À son poste devant son pupitre de commande en demi-lune, entouré des radaristes, opérateurs astros et de leurs seconds, Jim Henkin lançait ses consignes, dirigeant la manœuvre d'approche dans une ambiance sereine. Il aperçut les deux dirigeants de la B and B Co sans déplaisir.

— Je vous attendais ! Je vois que vous connaissez les usages de navigation. Je pourrais vous engager comme mousses, si vous n'étiez pas les propriétaires du Bourlingueur II !

— Qui a dit que la qualité de mousse était incompatible avec la propriété ? plaisanta Blade. Engagez-nous, vous verrez bien !

Il reprit, sur un ton détaché :

— Dites, Pacha[2], quelle impression vous laisse Jérémie Erikson ?

Jim Henkin eut une moue dédaigneuse.

— Un bonhomme collant sans beaucoup de consistance, me semble-t-il, mais qui occupe l'espace. Sa personnalité ne suscite apparemment aucune sympathie, malgré un physique de « petit gros ». Je le crois sans scrupules, et uniquement intéressé par le profit. De plus, il a des réactions bizarres : quand je lui ai dit qu'un groupe de passagères oisives désirait débarquer en dépit du peu d'intérêt manifeste qu'offre la planète, il s'est spontanément proposé de les guider, malgré son dégoût de celle-ci... Quand il m'arrive de le rencontrer dans une coursive, je m'arrange toujours pour me rappeler une tâche urgente que j'avais oublié de mener à bien !

Il reporta son attention sur le poste de pilotage. Ses deux hôtes ne firent aucun commentaire, mais se félicitèrent silencieusement de la psychologie dont savait faire preuve le commandant.

La courbure de la planète, qui mesurait trente-neuf mille trois cents kilomètres au plan de l'équateur, s'aplatissait pour occuper l'intégralité des écrans.

— Il sera environ treize heures trente locales lorsque nous toucherons la piste de l'astroport, indiqua Jim Henkin. La rotation de Thogar'min est de vingt-trois heures trente-sept minutes dix-neuf secondes, par conséquent les jours et les nuits de cette planète sont très comparables à ceux de la Terre.

Avec une sûre précision, ordres et indications en style télégraphique s'échangeaient d'un poste à l'autre de l'équipe présidant aux destinées de l'astronef.

— Altitude trente-cinq mille mètres.

— Réduisez le champ sustentateur : soixante pour cent à huit mille mètres. La densité de l'atmosphère est de zéro neuf trois.

— Cap deux cent dix.

Le vaisseau avait passé la barre des dix mille mètres et décélérait. Les premiers détails de la ville étaient visibles directement par les hublots, sans avoir à être grossis par les télévisionneurs.

Il s'agissait de bâtisses basses, rectangulaires, dépouillées d'ornementations, vouées au fonctionnalisme. Thogar'min symbolisait bien, à elle seule, la « frontière » que représentaient les planètes récemment conquises.

— Cap deux cent dix, enregistré. Astroport en vue. Il est désert, mis à part un petit appareil garde-frontières de la « Spatiale ». Habituellement, les astroports sont situés hors de la ville, afin d'éviter les nuisances dues au vacarme des propulseurs et des appareils de maintenance au sol. C'est curieux, celui-ci est situé à l'intérieur même de la ville, au centre des habitations.

— Curieux, en effet, commenta Blade à voix basse.

À travers les écrans d'approche, Baker assistait à la montée graduelle du paysage. Il s'aperçut que l'astroport de la capitale planétaire ressemblait plutôt à un spatiodrome de campagne délabré, séparé en cinq pistes seulement, dont la tour de contrôle formait une sorte de champignon squelettique et desséché.

Il se fit la réflexion que les comptoirs commerciaux implantés par la Pharmamondiale étaient bien mal entretenus. En qualité d'administrateur du Comité d'expansion du Commerce extérieur, il était étonné de voir une firme de cette taille gérer si mal les intérêts de ses associés. Mais une petite voix lui soufflait qu'il y avait autre chose, que la cause était tout autre qu'une simple mauvaise gestion.

Sur le pupitre de contrôle de l'opérateur radio, un bouton vert se mit à clignoter.

— Radarscope ?

— Rien en vol à cet instant, aucun écho ne nous parvient. Contact avec la tour de contrôle, commandant.

— Bien, ce n'est pas trop tôt. Passez-la-moi.

Blade et Baker assistèrent à l'échange concis entre

Jim Henkin et un contrôleur au sol, sur fond de fading sonore. Ils étaient familiarisés avec le jargon des astronavigants, et purent constater que les opérations s'effectuaient dans les normes.

Les deux amis bouillonnaient d'impatience à la perspective de débarquer sur cette planète mystérieuse, que semblait tant craindre Jérémie Erikson. Enfin, l'officier des communications retransmit les indications d'atterrissage laconiques fournies par la tour de contrôle :

— Autorisation d'atterrir sur la piste trois.

Blade et Baker échangèrent un regard. Ils se comprenaient : « Jusqu'ici au moins, pas de quoi s'affoler. Mais voyons la suite... »

CHAPITRE II

La métropole était ceinte d'une muraille circulaire haute de plus de vingt mètres à vue de nez, et épaisse-de quatre, qui enfermait une centaine de milliers de colons. Au nord, à l'ouest et à l'est de cette barrière infranchissable s'étendaient des marécages pourrissants, et alentour, sur des kilomètres et des kilomètres, une végétation impénétrable, bardée de piquants, rendait toute excursion impossible. C'est en substance ce que leur révéla Henkin une fois le Bourlingueur II au sol, renseignements puisés dans la bouche féconde de Jérémie Erikson.

Ils se posèrent à quelques encablures de l'astronef de la Spatiale, qui stationnait sur le quai numéro deux. Le patrouilleur paraissait minuscule auprès du géant des étoiles. Avec sa carène fuselée comme le museau d'un espadon, il n'était guère plus gros, toutes proportions gardées, qu'un poisson-pilote nageant sous le ventre d'un requin « grand blanc ».

Il y eut une brève secousse, puis le capitaine annonça par l'intermédiaire des haut-parleurs placés à intervalles réguliers sur les ponts la fin des opérations d'atterrissage. Débouclant leurs ceintures, Blade et Baker sortirent du poste de pilotage et empruntèrent les coursives à la suite de Jim Henkin.

— Pourquoi fortifier ainsi une cité, questionna Baker comme ils sautaient sur un élévateur à destination des soutes, alors que la planète est quasiment déserte, qu'il n'y a pas d'autres agglomérations ? D'après les indications connues, il n'y a pas de civilisation moderne développée ! Cela ne me paraît pas logique !

— J'ignorais que l'espace était logique ! railla Blade, avant d'ajouter, à l'adresse de Jim Henkin : Will a raison, cette attitude de repli sur soi est incompréhensible pour des êtres civilisés.

— J'ignore les coutumes de la colonie thogarienne, dit Jim Henkin. Mais ces murailles inexpugnables doivent avoir leur raison d'être. Quant à moi, je ne m'occupe que de commander ce navire.

— Quel est le programme ? s'enquit William Baker^ toujours d'attaque.

— A mon grand regret je dois vous laisser, il me faut me rendre au bureau des douanes, puis surveiller le déchargement du fret commandé par le gouverneur de la colonie. Il y a beaucoup de matériel et d'armement. Vous avez quartier libre !

Blade et Baker eurent un sursaut simultané au mot d'armement.

— Je croyais que nous ne pourvoyions pas d'armes, dit Baker, une pointe d'irritation dans la voix, mais du matériel de maintenance ! La Spatiale a ses propres vaisseaux d'acheminement. Le fait que nous soyons en d'excellents termes avec eux n'implique pas que...

Jim Henkin eut un geste d'apaisement qui calma ses deux interlocuteurs.

— Ne vous alarmez pas, les armes et le carburant ne sont pas destinés à des militaires ou à des policiers, ni même à des contrebandiers ou des pirates, mais à des civils.

— Des civils ?

— Les colons de Thogar'min, affirma Henkin. Dans leur ensemble.

— Mais, d'après la Pharmamondiale, il était question de matériel de maintenance...

Henkin eut un haussement d'épaules et un grognement d'acquiescement.

— D'un certain point de vue, il s'agit bien de matériel de maintenance. D'après la Pharmamondiale, si ces armes n'étaient pas livrées à temps, la ville de Thogar'min disparaîtrait rapidement.

Blade regarda Henkin comme si le commandant par intérim du Bourlingueur II était subitement devenu fou. Mais ce dernier n'avait pas pour habitude de divaguer de la sorte.

— Cela fait des années que l'astronef mensuel de la Pharmamondiale livre des armes et du carburant pour la défense de la ville. Ces livraisons sont autorisées par la Spatiale, qui contrôle le fret au départ et à l'arrivée quand il s'agit de produits « sensibles ».

Sur ces paroles, le commandant sortit de l'élévateur qui venait de s'immobiliser au niveau des soutes. Des rampes lumineuses illuminèrent un vaste espace. Blade et Baker le suivirent à distance à travers un dédale de caisses marquées au pochoir du symbole « À manipuler avec précaution » entreposées dans l'immense dock, ainsi que de bidons arrimés, tatoués, eux, d'une tête de mort qui se passait de commentaire.

— Qu'en dis-tu ? demanda Blade.

— Il faut tirer cela au clair. De toute façon, je ne tiens pas à me mêler au déferlement des touristes, quand les portes vont s'ouvrir. Au lieu de remonter, pourquoi ne pas descendre par la porte des soutes ?

— Baker, tu n'as que des idées sensationnelles !

Une partie du plancher se désolidarisa du reste de la coque et commença à descendre sous la pression de pistons hydrauliques. Blade et Baker s'embarquèrent sur le monte-charge et se laissèrent convoyer au bas de la coque, près d'un énorme patin d'atterrissage, complexe entrecroisement de piliers et de plaques d'alliage titane-altaïrium. Le sol de la piste était de béton de mauvaise qualité, effrité et craquelé par des années de décollages et d'atterrissages.

Des ouvriers corsetés dans des salopettes de toile lacérées de fermetures-éclair les dépassèrent sans s'occuper d'eux, et grimpèrent sur le monte-charge, qui se mit aussitôt en devoir de remonter. Blade observa ce manège avec curiosité.

— Ils sont diablement pressés, pour nous laisser passer ainsi sans contrôle. Pour quelle raison urgente ont-ils tant besoin de ces armes ? Quelle sorte de guerre livre-t-on ici ?

L'air de ce début d'après-midi — il était environ quatorze heures, d'après les renseignements de Jim Henkin — était froid (à peine quinze degrés, estima Blade à vue de nez) et saturé d'humidité, malgré l'absence de nuages. Le ciel était une toile ocre zébrée de longues traînées brun-jaune, sur laquelle était peinte un soleil orangé de type G +. Heureusement, le métallo-plastex des collants de Blade et Baker s'adaptait automatiquement à la température ambiante ; ainsi, il était rare que les deux hommes eussent à souffrir du froid.

— Regarde, Ronny, les « nababs » si exécrés par notre ami le fondé de pouvoir descendent par la passerelle d'appontage... Jérémie Erikson en tête !

Blade braqua son regard dans la direction indiquée par son ami. En effet, le gros homme, toujours affublé de sa casquette bleu marine, menait tambour battant un groupe réduit de passagers vers le terminal de l'astroport, en réalité un simple entrepôt climatisé, pourvu de magasins et de débits de boissons automatiques.

— Cet Erikson n'a pas l'air aussi mauvais qu'il paraissait de prime abord, convint Baker. Il pilote lui-même les touristes à travers le spatioport, — peut-être pour les surveiller, puisqu'il nous a dit que la planète recelait de dangers !

Ils perçurent les jurons sonores du meneur de la troupe, qui pestait contre le manque d'organisation de ce « maudit patelin du bout de l'univers ! ». Comment, ils avaient à parcourir, à pied, les cent mètres séparant la passerelle du terminal ! Pourquoi une plate-forme volante — ne serait-ce qu'un simple bus ! — n'avait-elle pas été mise à leur disposition ?

Visiblement, le fondé de pouvoir avait réussi à décourager la plupart des passagers de visiter Thogar, car le groupe se limitait à une trentaine de femmes d'âge mûr, papotant et pinaillant.

— Eh, vous ! Que diable fabriquez-vous sur l'aire de déchargement ? demanda une voix jeune, mais autoritaire. Cet endroit est strictement réservé aux ouvriers d'entretien et aux dockers !

Blade et Baker pivotèrent... pour se trouver face à un jeune homme arborant l'uniforme martial de la Spatiale. Visiblement, le jeune homme n'avait pas terminé ses classes ; son justaucorps collant de couleur gris muraille soulignait une silhouette élancée, surmontée d'un visage ouvert. À sa hanche pendait la gaine d'un pistolet ultrasonique réglementaire de la Spatiale ; un bracelet émetteur-récepteur enserrait son poignet.

Blade et Baker décidèrent d'un accord tacite d'entrer dans le jeu de la jeune recrue, et se nommèrent à tour de rôle, en omettant de préciser qu'ils étaient les propriétaires du gigantesque vaisseau à propulsion supraluminique : ils se présentèrent comme de simples touristes égarés dans les coursives, qui s'étaient retrouvés sans le vouloir embarqués dans un élévateur en direction des soutes. Ils avaient profité de l'ouverture des portes de débarquement pour sortir du ventre de l'astronef. La jeune recrue, un aspirant comme l'avaient supposé les deux businessmen, s'appelait Axel Jarmush, et se déclara natif d'Alma IV, dans le système pré-Agénien.

— Cet astroport devrait être fermé pour cause de délabrement, et ses installations déclarées insalubres, déclara Blade. La Compagnie qui gère ce comptoir ne se charge-t-elle pas de son entretien ?

Les sourcils d'Axel Jarmush s'arquèrent de surprise.

— Vous parlez de la Pharmamondiale, n'est-ce pas ? J'ai été affecté à ce poste il y a un an, mais je me suis rapidement rendu compte que l'espace est loin au-dessus de nos têtes. Ce sont des dangers présents qu'il faut s'occuper en priorité, pas des installations spatiales au sol. En douze mois, je n'ai pas vu de vaisseau de plaisance, sinon en transit comme le vôtre. Les vaisseaux marchands eux-mêmes, soupira-t-il, ne restent jamais longtemps.

— Vous avez parlé de dangers immédiats, intervint William Baker. Quels sont-ils ?

Axel Jarmush eut une mimique évasive.

— Il y a eu des incidents avec des touristes, aussi nous leur conseillons de ne pas traîner en ville. Les habitants ont un tempérament peu sociable. Il est vrai qu'ils travaillent dans des conditions difficiles, perpétuellement sur le quivive. Quant à moi, je reste dans les cantonnements que le gouverneur a mis à notre disposition, en évitant le plus possible les incursions à l'intérieur de la ville.

— Mais quel est cet ennemi tant redouté, qui menace Thogar au point que ses habitants s'arment tels des mercenaires, et vivent comme des assiégés ?

— L'ennemi est partout, et se nomme la Ronce. Un banal végétal, une pousse — mais en vérité, une véritable cochonnerie ! Cette plante-tisseuse pousse partout, envahit tout, recouvre tout, prolifère et étouffe, croît sans cesse de manière accélérée. On ne peut sortir des murailles sans risquer de se faire piquer à tout instant par l'une des millions d'épines empoisonnées qui la hérisse. Et la moindre piqûre est mortelle !

— Vous voulez dire qu'une plante assiège la ville en permanence ? s'exclama Blade, incrédule.

— Quand vous verrez la Ronce, vous comprendrez pourquoi on lui livre une guerre sans merci. Même à l'intérieur des fortifications, il arrive que l'on découvre une fissure d'où émergent les filaments d'une Ronce. Et ces filaments se tordent comme des serpents, tout en grossissant ! Il faut se hâter d'appeler les brigades sanitaires, qui tranchent ces tentacules végétaux solides comme des câbles, et arrosent le tout de désherbants surpuissants. Le plus souvent, les détergents et les acides ne viennent pas à bout des plants les plus résistants, et il faut recourir à d'autres méthodes.

Blade et Baker écoutaient, dubitatifs, les révélations pour le moins surprenantes du jeune policier. N'y avait-il pas une part d'exagération dans ces paroles, trahissant moins une réalité que le désir fantasmé de rentrer au pays, sur Aima IV ? Mais d'instinct, les deux hommes d'affaires accordèrent leur confiance au jeune soldat.

Soudain, un bip-bip insistant vibra au poignet de l'aspirant. Celui-ci s'interrompit et inclina le buste.

— Pardonnez-moi de vous quitter sur l'heure, mes obligations me réclament. Si vous cherchez un endroit agréable où vider un verre, allez à l'Aspic. Le patron est un ami : dites-lui que vous venez de la part d'Axel Jarmush. Maintenant, je dois m'esquiver.

— Je vous en prie, fit Blade, parlant au nom des deux associés. Nous vous avons retenu assez longtemps.

Le jeune homme partit sans plus attendre. Blade et Baker le regardèrent disparaître derrière une casemate. Leur attention fut détournée par le reflux des passagères fortunées du Bourlingueur II menées par Jérémie Erikson, semblable à un berger ramenant son troupeau à l'enclos. Le gros homme soufflait et ahanait, pour se maintenir au niveau de ces demoiselles.

— Alors..., haletait-il, hors d'haleine. Ne vous avais-je pas prévenu... que cet infect endroit... n'avait rien de plaisant...

Les propos hachés du compère remirent de la gaieté dans le cœur de Blade et Baker, troublés malgré tout par le discours d'Axel Jarmush. Alors que les deux compagnons s'apprêtaient à rebrousser chemin, ils entendirent un rugissement lointain, provenant de la muraille, à l'ouest. Dix secondes plus tard, une colonne de fumée s'éleva, ample comme un incendie de forêt.

— Que diable se passe-t-il ici ? murmura Will Baker. Quel animal est capable de produire un cri de cette ampleur, profond comme une caverne ? Est-ce un monstre qui terrorise Thogar ? un dragon végétal se nommant la Ronce ?

Il ignorait que la réalité était plus incroyable encore, et que, très bientôt, le « dragon » s'abattrait sur lui et l'entraînerait aux frontières de la mort.

La fumée disparut aussi rapidement qu'elle était apparue, et bientôt il n'en resta d'autre trace qu'un nuage noir effiloché emporté par le vent.

— Avons-nous rêvé, ou bien est-ce une brutale décharge calorique qui a provoqué ce nuage de fumée ?

— Il existe un moyen de s'en assurer, décida Blade avec entrain : nous promener dans les rues, en glanant des renseignements. Nous finirons bien par trouver les informations que nous cherchons.

L'astrogare était dépourvue de carte des lieux, et Blade ne put trouver un guide local pour leur faire visiter la ville. Baker et lui s'aperçurent vite qu'un guide n'était pas nécessaire, car si chaque planète de l'Empire possédait un périmètre bien défini, aux alentours des spatioports, où étaient regroupés tous les lieux de plaisirs, même les plus sulfureux, Thogar échappait à la règle.

Après s'être promenés une demi-heure autour d'un spatioport morose, en regardant distraitement les allées et venues des chariots élévateurs transportant les caisses d'armes et les bidons de carburant des soutes aux immenses entrepôts érigés en bordure des pistes, ils furent accostés par un gamin d'une dizaine d'années vêtu d'une blouse large lui descendant jusqu’aux genoux.

Ses avant-bras étaient recouverts de gantelets d'une cotte de mailles en blindage à base d'altaïrium, qui laissaient passer, telles des mitaines, des doigts menus, à la propreté douteuse. La cotte était éraflée en maints endroits, et ne semblait tenir que par un concours de circonstances.

— Pour un crédit, je vous fais faire le tour du patelin ! s'écria-t-il gaillardement.

Blade s'approcha doucement de lui, et lui mit une main sur l'épaule. Le gavroche eut un bref sursaut, comme si tout contact était automatiquement interprété comme une menace, voire un danger.

— N'aie pas peur... Comment t'appelles-tu ?

— Appelez-moi Joé, dit le gosse avec le plus grand sérieux. Vous êtes Terriens, pas vrai ?... Alors, mon offre vous intéresse ? Décidez-vous, mais je vous préviens, pas question de descendre en dessous d'un demi-crédit.

Baker eut un semi-sourire.

— Un crédit fera parfaitement l'affaire, à la condition que tu nous emmènes dans un bar nommé l'Aspic. Connais-tu cet endroit ?

L'enfant soupira.

— Peuh, si je connais ! Vous voulez vous rincer le gosier, quoi ! Marché conclu, aboulez la monnaie ! Le tenancier de cet assommoir s'appelle Rhom, il fabrique des tord-boyaux du tonnerre ! Si vous aimez avaler de la nitroglycérine...

Blade et Baker échangèrent un regard, amusés d'entendre ce petit bout d'homme s'exprimer dans cet argot plein de verdeur. Baker fouilla dans une poche latérale de son ceinturon et en sortit une petite pièce octogonale. Il la jeta à Joé, qui la rattrapa au vol avec dextérité.

— Tu as de bons réflexes, le flatta Blade judicieusement. Il te serait possible de t'engager dans la Spatiale, si tu avais l'âge.

— Ouais... Si je suis lassé de l'aventure, qui ne manque pas ici ! répondit savoureusement le gamin.

Il les entraîna le long de rues austères singulièrement désertes, où ne traînait pas le plus petit papier gras. Les trottoirs roulants étaient arrêtés, à moitié démontés : on apercevait le mécanisme rouillé sous les plaques d'acier mobiles en partie enlevées, qui faisaient paraître « édentée » la chaussée !

Blade se pencha sur une barre de métal qui n'était plus protégée.

— Outre qu'elle est très laide, cette voie est impraticable et dangereuse, il est facile de tomber dans la fosse ainsi découverte ! Cette cité est décidément bien négligée, tant par les autorités légales que par son commanditaire !

Joé haussa des épaules blasées :

— Ben, la Pharmamondiale ne nous a jamais envoyé d'éléments mécaniques de rechange, et les plaques d'acier, ça fait du bon blindage pour les fenêtres, pour le cas où il y aurait une pousse qui aurait réussi à s'infiltrer par en dessous, et à crever l'asphalte !

Leurs pas résonnaient, sinistres, dans les avenues grises. Les bâtisses identiques basses et percées de meurtrières évoquaient des bunkers.

Ils s'enfoncèrent dans le quartier Ouest, où ne traînait pas même un chat.

— Ici, c'est la place de l'Empereur. Ce que vous voyez en face de vous, c'est le palais du gouverneur Lendor-Kasim, enfin, le ponte qui gère le pays, quoi !

La place de l'Empereur n'était qu'un carrefour un peu plus spacieux que les autres, au centre duquel se dressait un arbre-à-pinces de Xinraz tristement rabougri. Blade et Baker ne purent cacher leur surprise devant le spectacle qui leur était offert : le palais se résumait à une haute maison à ailes transversales dépourvue de charme, que rehaussaient seulement un portail à colonnades, et des cariatides paraissant soutenir de leurs bras la toiture plate. Cette fantaisie architecturale était la seule du quartier.

— Es-tu certain qu'il s'agit effectivement du palais du gouverneur ? s'étonna William Baker. Cet hôtel me paraît bien anodin pour abriter un haut fonctionnaire impérial.

— Ben, fit le gamin en haussant les épaules, les gouverneurs qui se sont succédé ont préféré utiliser l'argent de l'Empire pour la défense de la cité... Mais c'est la Pharmamondiale qui nous ravitaille en marchandises et en armes, et c'est ce qui compte, pas vrai ?

Ainsi, la firme pharmaceutique semblait faire la pluie et le beau temps sur cette colonie ! Blade et Baker commençaient à mieux comprendre la vie de la colonie. Ils apprécièrent à leur juste valeur la générosité et l'altruisme du gouverneur, qui préférait aux agréments de son confort personnel le bien-être commun. En tout cas, les révélations de Axel Jarmush se confirmaient à chaque pas, à savoir que les Thogariens ne cultivaient guère les relations sociales ; ils n'en avaient pas croisé un seul.

Joé les mena à travers un dédale de ruelles qu'il semblait connaître sur le bout des doigts, puis il montra du doigt une enseigne ballante saillant sur la rue, où se dessinait un serpent peint dont le corps, en sinuant, formait les cinq lettres du mot « Aspic ».

L'enseigne grinçait au-dessus de la porte sous l'action de la faible brise. La peinture délavée de la devanture était comme le serpent — écaillée.

— Voilà, les gars, fit le mioche en faisant glisser dans son gantelet (qui devait lui servir de porte-monnaie) la pièce qu'il n'avait cessé de tripoter durant le trajet, c'est pas que je m'ennuie avec vous, mais faut que je me sauve. J'ai plein de trucs à faire !

Déroutés, Blade et Baker le virent prendre le large. Il se retourna, leur jeta un clin d'œil canaille avant de disparaître en sifflotant gaiement un air à la mode.

— Les colonies éloignées valent le coup d'œil rien que pour vivre de tels instants ! fit Blade, philosophe. Ce gosse vaut bien en étrangeté un Jalx'Taar[3] ou un Glatxk Ganymédien...

Baker éclata de rire.

— Notre Joé n'est heureusement pas aussi dangereux que les sinistres spécimens que tu viens de mentionner !

— Cette réflexion vaut bien un coup à boire ! enchaîna Blade, cédant à son penchant pour l'étude des mœurs indigènes — et notamment celle des boissons exotiques, qui le faisait volontiers qualifier par son ami d'« épicurien du gosier » !

Ils poussèrent de conserve le portillon façon « western » du bistrot.

 

 

L'intérieur baignait dans une douce lumière chatoyante, tandis qu'une musique agréable venait chatouiller les tympans sans les agresser. Des tables rondes parsemaient la salle, sous d'imposants lustres-pendeloques brillant à mi-puissance.

La clientèle se réduisait à quatre personnes disséminées dans la salle vide.

— Pas besoin de se frayer un passage jusqu'au bar en jouant des coudes pour se tailler quinze centimètres d'espace vital ! railla Baker en avisant le maigre achalandage.

Un ivrogne au col défait ronflait bruyamment sur une chaise adossée en équilibre précaire contre un mur surmonté d'une glace. Sur la table en face de lui, une bouteille amphoriforme de Mlox-Ale était vide. Les autres consommateurs attirèrent plus particulièrement l'attention des deux visiteurs.

Les deux premiers étaient de robustes gaillards taillés en hercules ; ils étaient engoncés dans une blouse large et montante, de couleur bistre, qui leur dissimulait la nuque et le cou. Leur figure était dissimulée par la visière d'une casquette bleu marine, mais leur allure antipathique n'inspirait pas le désir de les accoster, ce qui n'était pas le cas du dernier client, lequel méritait sans conteste l'attention la plus soutenue : ce n'était autre, en effet, qu'une jeune femme solitaire, attablée à l'autre bout de la pièce devant un verre de diabolo menthe.

Baker fut intrigué de voir ainsi une si belle femme esseulée — car il s'agissait, à n'en pas douter, d'une créature de rêve : svelte, la jeune femme ne devait pas accuser plus de vingt ans. Sa tenue était d'une simplicité extrême si on la comparait à celles des grandes dames d'un certain âge qui faisaient le lot commun des passagères du Bourlingueur II. Mais la plus élégante de ces dernières, habillée dans la dernière création made in Paris, aurait pâli d'envie au vu de la silhouette exquise qu'enserrait une tunique mauve aux reflets perpétuellement changeants, dont chaque particule semblait vouloir attirer le regard à toute force. Ses jambes étaient moulées dans des bottes montantes de plastex.

« Une jeunette ! » aurait dit leur vieux camarade Red Owens, mais une jeunette dont la beauté aérienne et gracieuse éclipsait celle des femmes que les deux hommes d'affaires avaient eu le plaisir de fréquenter durant le voyage.

— Eh bien, Will, referme donc ta mâchoire qui bâille à tous vents ! plaisanta Blade devant la mine épatée de son ami. Ne te laisse pas tourner la tête !

Il lui appliqua une bourrade affectueuse dans le dos, et Baker sembla se réveiller d'un songe heureux.

De peur de manquer de tact en poursuivant de manière approfondie leurs « investigations » visuelles, ils s'arrachèrent à leur fascination et s'approchèrent du comptoir en stratifié chromoïde, que le barman entreprenait de faire rutiler avec un bel acharnement.

— Qu'est-ce que je vous sers ? fit-il d'un ton rogue.

Sa peau burinée semblait avoir été cuite au four. Une vilaine cicatrice lui barrait la joue, lui conférant un aspect féroce peu engageant. Première impression qui allait se révéler fausse.

Baker s'accouda au « zinc ».

— Je me contenterai d'un White Heather, dit-il machinalement, absorbé dans la contemplation de l'image reflétée par la jeune inconnue dans la glace surmontant le bar.

Blade se grattait le menton, pensif, devant les bouteilles de toutes formes, multicolores, qui s'alignaient sur toute la largeur du bar.

— Axel Jarmush nous a recommandé vos cocktails.

La poitrine du barman se gonfla.

— Vous venez de la part de ce sacré lascar d'Axel ! s'exclamat-il. Par l'espace, ça change tout ! Bon sang, faut croire que l'air du pays déteint sur moi, pour que je fasse grise mine aux arrivants, comme les lurons de cette cité ! C'est que ma gargote est assez loin du spatioport, je n'ai pas l'habitude de rencontrer des voyageurs. En dehors de quelques astros qui se sont donnés le mot, et de mes habitués, il passe rarement quelqu'un. Quand je dis spatioport... ça mériterait plutôt l'appellation de piste de bowling, question dimensions !

Les deux hommes retinrent un sourire entendu. Ils savaient maintenant d'où venait l'argot utilisé par Joé, leur petit guide !

— J'ai bourlingué pendant plus de trente ans sur une dizaine d'astronefs, disait-il, dont le célèbre Serpentaire qui s'est illustré pendant la Révolte des Cyborgs, avant de venir m'établir dans ces parages. Ce n'est pas que j'aime particulièrement le pays, — il faudrait être siphonné pour aimer un trou pareil ! — mais je tiens à ma tranquillité ! Thogar'min a été découverte récemment. Les services cosmographiques l'ont explorée il y a environ quarante ans, un peu par hasard ! et l'ont ouverte à l'exploitation avec des réserves : en effet, il n'a été découvert aucun gisement digne qu'on investisse dans son extraction. Le système comprend trois planètes terroïdes : Thogar'hel, Thogar epsilon et Thogar'min. À l'exception de cette colonie, le reste du système est vierge, et non exploité par l'homme. Il faut reconnaître, la nature ne se prête guère à une exploitation intensive sur l'ensemble des planètes, le rendement y serait mauvais... y compris celle-ci !

Tout en parlant, il remplissait un verre pour Baker. Il se tourna vers Blade, d'un air de connaisseur conversant avec un initié, et sa voix se fit chuchotement.

— Pour vous, j'ai quelque chose de très spécial, quelque chose qu'on se passe sous le manteau. Mais trêve de grandiloquence, voilà l'objet !

Il manipula le cadenas d'une porte située sous le comptoir et sortit une bouteille de cristal remplie d'un liquide verdâtre, qui semblait puisé dans un marécage. Blade jeta un coup d'oeil étonné et vaguement dubitatif à son ami.

— Je n'ai jamais vu une telle boisson auparavant, ni de breuvage de cette couleur...

— Production locale exclusivement ! La quantité de liquide obtenue après distillation est si infime qu'on a renoncé il y a longtemps à en exporter. Allez, moi aussi je vais m'en jeter un derrière le gosier ! Faut être deux pour en écluser, l'un pour soutenir l'autre !

Il choisit deux godets minuscules, qu'il remplit à ras bord de liquide vert.

— Ça s'appelle du Jraz-Gorl, et vous m'en direz des nouvelles une fois que vous l'aurez bu, si du moins il vous reste des cordes vocales, matelot ! C'est qu'il en faut en acier trempé!... Ma foi, en dehors du suc de Thogar, c'est bien la seule mixture qu'on arrive à tirer de la Ronce... mais quelle mixture !

L'ancien astro saisit le verre entre le pouce et l'index avec la délicatesse d'un artificier déplaçant une grenade à plasma dégoupillée — puis, d'une secousse du poignet, la vida cul sec !

— Allons, mon vieux Ron, encouragea Baker à son oreille, ce n'est qu'un mauvais moment à passer, tu n'en mourras pas, du moins pas tout de suite ! Tu vas voir, ce n'est peut-être pas si terrible...

Le vieux loup de mer secoua la tête, les traits fripés comme si son visage avait pris dix ans en quelques secondes. Blade se dit qu'attendre ne servait à rien : de toute manière, en visitant la taverne, il s'attendait bien à ce type d'expériences. Cet alcool ne pouvait être pire que le « décapant » qu'il avait ingurgité sur Canopus, lors d'une visite, deux années auparavant...

Tout de suite après que le breuvage eut passé le cap du larynx, Ronny Blade se rendit compte qu'il s'était trompé : le Jraz-Gorl était bien pire que tout ce qu'il avait déjà bu au cours de sa vie passée. Et l'image de la grenade au plasma se révélait juste : elle venait d'exploser à l'intérieur de son estomac ! Il surmonta courageusement la toux qu'il sentait monter le long de sa gorge, et réussit à faire bonne figure.

— Tu avais raison, dit-il, la voix altérée.

— Quoi donc ?

— Je n'en suis pas mort.

— Force m'est de le constater !

— Mais j'en ai réchappé de peu...

L'ex-astro, quant à lui, fort de l'habitude qu'il avait de cette « dynamite liquide », s'était remis en un clin d'œil.

— Ça secoue les tripes, pas vrai, mon gars ? On a l'impression d'avoir le gosier vissé à la gueule d'un lance-flammes des murailles en pleine activité ! T'es un des rares à avoir supporté « l'attaque » sans broncher : maintenant, t'es affranchi. Moi, c'est Rhom.

Il lui tendit une patte velue que Blade, mal remis de ses émotions, saisit avec mollesse. Rhom la secoua dans un franc mais vigoureux shake hand.

Baker prit le relais de son vieil ami, et rendit sa vigoureuse poignée de main au barman.

— Je m'appelle William Baker, et voici mon associé Ronny Blade. Nous nous rendons sur Marsala pour affaires, et ne sommes ici qu'en qualité de touristes. À vrai dire, nous ne comptons pas rester longtemps dans le coin.

— Vous avez bougrement raison ! Il n'y a rien ici qui vaille la peine d'être vu.

— Quelle est la nécessité de posséder des lance-flammes ? interrogea Baker. Sur qui — ou sur quoi — sont-ils braqués ? Tout cela est bien étrange. À quelle drôle de guerre souterraine se livrent les Thogariens, et qui diable en est la victime ?

Comme il rangeait les verres dans un compartiment autonettoyant à bain d'ultasons, Rhom eut une moue désabusée.

— Oh, des morts, il y en a à longueur d'année ! La mort frappe les imprudents, les inconscients qui sortent de la ville sans protection. La Ronce règne partout à l'extérieur, et sortir signifie la défier. Les murailles constituent le seul rempart dont nous disposons. Il ne faut jamais oublier cela.

William Baker prit la parole.

— Si les lance-flammes entourant la ville fonctionnent en permanence, nous aurions dû distinguer les flammes lors de l'atterrissage. Or, je n'ai rien remarqué.

— La raison est simple : les lance-flammes disposés à intervalles réguliers dans la muraille ne fonctionnent pas en permanence. Sinon, nous aurions vite fait de vider nos cuves d'essence gélifiée. Les lance-flammes se mettent automatiquement en marche à tour de rôle, quelques minutes par semaine, afin de repousser les excroissances de la Ronce.

— Il suffirait de remplacer l'essence gélifiée par du Jraz-Gorl ! lança Blade en guise de plaisanterie. La Ronce rendrait grâce sur l'heure !

— Il n'y a que le feu qui la fasse reculer, sourit Rhom. C'est la seule arme qui arrive à maintenir efficacement la Ronce à distance... en général.

— En général ? répéta Baker.

— La Ronce est d'une résistance incroyable. Parfois, il faut utiliser des explosifs pour faire sauter des nœuds de tiges durcies qui s'agglomèrent pour former des nids dans lesquels s'étouffent les flammes.

Les deux hommes d'affaires écoutaient, fascinés, l'extraordinaire description de l'invraisemblable créature végétale qui s'étendait sur l'unique continent thogarien. La présence des lance-flammes expliquait sans doute l'étrange rugissement qu'ils avaient entendu au début de l'après-midi.

— Vous semblez dépendre totalement de la Pharmamondiale, fit remarquer Blade, songeur. C'est elle qui vous ravitaille en armes, et en moyens de destruction de cette fameuse Ronce. Que se passerait-il si elle cessait ses envois, ou qu'elle exige plus de suc en échange ?

Le vieux baroudeur des étoiles roula des yeux affolés dans la salle, pour vérifier si personne n'était à portée d'oreille. Il y eut un moment de silence gêné.

— Faites gaffe à ne pas causer trop vite. Ça aurait vite fait de tomber dans des esgourdes malhonnêtes. Avec moi, vous ne risquez rien, mais évitez de tenir ce langage en public. Ce genre d'histoire est mal perçue par la population. Et de toute façon, vous vous trompez. La Pharmamondiale ne nous a jamais conseillé de récolter plus de suc que ce qu'on a l'habitude de lui fournir. On a assez de difficultés avec la Ronce et le peu de matériel dont on dispose pour se préoccuper de problèmes de gestion... Vous pigez ?

Il avait eu un regard aux dockers attablés, silencieux, à l'écart. Les deux businessmen opinèrent du chef (les paroles du tenancier de l’Aspic étaient suffisamment éloquentes), tandis que Rhom se hâtait d'aborder un domaine moins compromettant : sa carrière de simple homme d'équipage, d'officier de pont, puis de commissaire de bord dans la flotte marchande, sujet où il était beaucoup plus à l'aise pour s'exprimer, voire intarissable ; il donnait maintes précisions sur les astronefs sur lesquels il avait voyagé, citait le nom des commandants.

Mais ces renseignements ne parvinrent pas à chasser certaines questions assaillant le cerveau de Blade et Baker : comment expliquer l'hostilité dont, selon Axel Jarmush et Rhom, les citoyens de Thogar faisaient soi-disant montre vis-à-vis des étrangers ? Était-elle en relation avec le rôle de la société pharmaceutique sur Thogar'min ? La planète, ils en avaient l'intuition, était loin d'avoir livré tous ses secrets.

La jeune femme avait terminé de siroter sa boisson, et s'éloignait vers la sortie. William Baker épia sa démarche chaloupée, admirant au passage la souple finesse de sa taille.

Aussitôt après qu'elle se fut levée, l'un des dockers vida son verre, et les deux gaillards poussèrent leur chaise de conserve. Le portillon pivota pour laisser passer l'inconnue, talonnée par les deux hommes.

CHAPITRE III

William Baker fut le premier à entendre le hurlement de pure terreur qui vrilla l'air, en provenance de l'extérieur, juste en face de la devanture de l’Aspic. Aussitôt, il bondit sur ses jambes, suivi de peu par Ronny Blade : la jeune fille entrevue quelques secondes auparavant était seule susceptible d'avoir crié de la sorte.

Le portillon les jeta sur la chaussée, tandis que la jeune femme était aux prises avec les deux « molosses ». Le premier tenait la jeune femme par son opulente chevelure blonde, tandis que le second, qui lui avait passé un bras musclé à la taille, tentait de faire glisser la ceinture de lamé qui maintenait la tunique violette fermée !

La brute s'acharnait sur le fragile rempart qui séparait les énormes battoirs qui lui servaient de mains, de la voluptueuse sensualité de la silhouette convulsée. La femme ne parvenait plus à crier. Elle se contentait de jeter de petites plaintes pitoyables, entrecoupés de sanglots.

Mais toute précipitation pouvait se révéler fatale à la belle inconnue. Mieux valait, dans un premier temps, attirer l'attention des deux agresseurs.

Baker se domina et lança, très haut, d'un ton chargé de mépris :

— Comme c'est courageux, vraiment ! Deux pauvres gaillards encerclés par une femme, et contraints de la violenter ! N'ayez crainte, nous venons vous aider !

Les deux hommes interloqués eurent une seconde d'hésitation, dont Baker profita : il avança, saisit la brute la plus proche — laquelle se débattait avec la ceinture récalcitrante — et lui imprima une secousse qui lui fit lâcher sa proie. La jeune fille poussa un cri aigu de douleur, tandis que son tourmenteur allait s'étaler de tout son long dans le caniveau !

— Mille excuses, dit Baker d'une voix faussement prévenante, je ne voulais pas vous faire de mal. Vous n'êtes pas blessé, au moins ?

Blade, de son côté, allongea un coup de botte dans l'abdomen du « molosse » en train de se relever, qui s'affala alors pour de bon, et ne bougea plus, étendu pour le compte.

— Désolé de salir votre blouse, dit-il narquois, mais je crois qu'il y avait déjà une tache !

Le second nervi lâcha la jeune femme et extirpa un couteau d'une poche à fermeture magnétique de sa blouse bistre. Il le pointa sur Baker.

— Toi, ne t'en mêle pas, étranger, sinon je te surine aussi sec ! Nous, tout ce qu'on veut, c'est causer à la p'tite dame sans être dérangés... Allez, du balai !

— Dans ce cas, nous allons devoir nous immiscer dans la conversation ! lui retourna l'homme d'affaires en se plantant fermement face à son adversaire.

Il attendit l'assaut, lequel ne tarda pas à venir. Le couteau haut levé, l'autre se rua sur lui... Il n'eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait qu'il se retrouvait à terre, l'œil poché, le couteau hors de portée !

Son vainqueur se dressa au-dessus de lui, les poings serrés, menaçant, l'œil enflammé :

— Il te reste une solution, sale canaille portuaire : disparaître avec ton ami pendant que je suis dans de bonnes dispositions, ou bien...

Le caïd désormais bien dégonflé ne se le fit pas dire deux fois : il attrapa son compagnon par le col de sa blouse, et ils filèrent en titubant, sans demander leur reste.

— Qui t'a enseigné cette prise ? demanda Blade à son ami.

Baker relevait la jeune fille choquée, encore sous le coup de l'émotion. Elle tentait de mettre de l'ordre dans sa chevelure emmêlée... ce qui tendait à prouver l'intangibilité d'un « éternel féminin » que les siècles n'avaient pu effacer !

William Baker se frotta négligemment les mains, et reprit avec un air faussement modeste :

— C'est un petit « truc » que j'ai vu faire par Red Owens. Celui-ci pratique un art martial originaire de Véga IV, le Ling D'Gahong. Il m'a suffit de répéter ce coup contre ce balourd, et le tour était joué !

— Épatant ! s'exclama son ami. Tu as l'air vraiment doué dans cet art !

— J'avais de bonnes raisons de l'être, rétorqua Baker en rougissant. Mais je ne passerais pas le premier Kheer des championnats amateurs d'arts martiaux extraterrestres...

Cette fois, sa modestie n'était pas feinte ; il la dissimulait simplement sous un vernis d'humour.

— Je crois surtout que tu as plus d'un tour dans ton sac !

Il se tourna vers la jeune fille, qui tentait pudiquement de rajuster sa tunique dont plusieurs attaches avaient sauté, laissant entrevoir d'affriolantes rondeurs.

— Est-ce une coutume locale d'agresser les jolies filles ? s'enquit-il, ironique. Curieuses mœurs, en vérité ! Heureusement, vous êtes indemne. Savez-vous qui étaient vos... cavaliers ?

— Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que je vous dois la vie..., murmura la jeune fille au bord des larmes.

— Une fière chandelle, tout au plus ! sourit Baker, plaisantant dans le but de rassurer la jeune fille traumatisée. Mais si vous nous disiez votre nom ? Moi, c'est William Baker, et voici mon associé, Ronny Blade... Au fait, vous pouvez m'appeler Will !

Blade n'avait pas eu le loisir de détailler le visage des agresseurs, mais ils lui rappelaient confusément quelqu'un qu'il avait vu récemment. La voix rauque pouvait émaner de n'importe quel docker de l'astroport. Quel élément de leur anatomie avait déclenché ce souvenir diffus ?

Ne pouvant cerner l'image, le businessman revint au présent, pour saisir un bref tressaillement chez la jeune femme, que son camarade s'efforçait de réconforter entre ses bras, tressaillement qu'elle ne chercha nullement à réprimer. L'attirance qu'éprouvait Baker envers Toara était de toute évidence réciproque, cette dernière n'était pas insensible au charme du mystérieux aventurier qui lui avait sauvé la vie.

— Excusez-moi de ne pas m'être présentée plus tôt, fit la jeune fille en redressant fièrement le buste.

Elle coula un regard troublé à Baker.

— Je vous dois tant... Mon nom est Toara Lendor-Kasim. J'habite place de l'Empereur.

Ils avaient souvenance d'un carrefour un peu plus grand que les autres, au centre duquel trônait une misérable plante xinrazienne. Le nom de la jeune fille aussi leur disait quelque chose...

— Lendor-Kasim, c'est le nom du gouverneur de Thogar'min ! se souvint brusquement Blade.

— Je suis sa fille, dit Toara. Mon père traite avec la Pharmamondiale. Mais cela ne modifie en rien le fait que vous m'avez sauvée de ces brigands, alors que vous ignoriez mon identité ! Demandez-moi ce que vous voulez, j'essaierai d'accéder à votre requête.

Blade devança son ami :

— Baker... je veux dire, Will et moi-même, mourons d'envie de visiter le pourtour de la ville et les murailles, pour voir enfin cette Ronce dont on nous a tant rebattu les oreilles ! Nous n'avons quasiment rien pu apercevoir de l'astronef. L'astroport étant situé en plein centre de la ville, quand nous aurions pu apercevoir les détails, la hauteur des murailles montant autour du vaisseau en phase d'atterrissage était trop grande...

— Accepté ! fit Toara en éclatant d'un rire cristallin. Nous pouvons nous y rendre sur-le-champ si vous le désirez, mais ne vous attendez pas à quelque chose de très spectaculaire...

Les deux hommes d'affaires ne se laissèrent pas fléchir et suivirent Toara à travers un dédale de rues guère plus animées que les précédentes.

— Nous allons dans les quartiers extérieurs, indiqua-t-elle obligeamment.

Elle parlait sur un ton libre et entreprenant, et Baker admira la rapidité avec laquelle elle avait récupéré de l'espèce « d'état de choc » qui l'avait tenue prostrée quelques minutes. Cette charmante personne avait décidément des ressources insoupçonnées !

— Une chose me chiffonne, disait Blade. Si les citoyens de Thogar ont si peur de sortir, comment font-ils pour récolter ce fameux suc ?

Toara le fixa intensément, l'étonnement se lisant dans ses yeux. Un étonnement qui fit aussitôt place à un malaise inexplicable. Elle se racla discrètement la gorge, et ses joues rosirent ; elle cherchait manifestement ses mots. Inconsciemment, elle accéléra le pas, comme si elle avait hâte que la visite se termine. Baker essaya de la mettre plus à l'aise :

— Eh bien, est-ce donc si grave ? Vous ne tuez personne pour l'obtenir, ce suc...

— Personne ne vous a dit... Cela se comprend, nous n'ébruitons guère le troc auquel nous contraint la Pharmamondiale pour obtenir ce fameux suc de Ronce...

— Voilà qui expliquerait l'hostilité apparente des Thogariens envers les étrangers ! s'exclama Baker.

— Un troc ? s'étonna Ronny Blade. Mais avec qui ? Je croyais qu'aucun être humain ne pouvait vivre dans la Ronce. On nous aurait donc menti ?

— Ce qu'on vous a dit est la stricte vérité, dit vivement Toara. Nul homme ne peut vivre dans la Ronce, il y serait immédiatement empoisonné par une épine, traîné dans la verdure par les charognards, et dévoré sans pitié... Non, nul homme ne peut vivre dans l'univers de la Ronce... « « revanche, ceux qui y vivent et prospèrent, les habitants de la Ronce, ne sont pas humains !

La rue étroite qu'ils empruntaient descendait en pente douce jusqu'au pied de l'enceinte. Les deux hommes d'affaire demeurèrent silencieux, attendant la suite.

— Nous les appelons les Ronceux... mais on ne les évoque que rarement. Ce sont des extraterrestres, humanoïdes, certes, et parfaitement conformés quant à l'anatomie... cependant, une différence fondamentale les sépare de nous : eux sont immunisés contre la Ronce.

Blade perçut dans les paroles de Toara le caractère péjoratif que revêtait le terme « Ronceux ».

— Vous voulez dire que ces fameux Ronceux vivent à l'intérieur de la Ronce ?

— Ils vivent comme des insectes, en tribus nomades, tirant on ne sait comment ce dont ils ont besoin à la plante. À vrai dire, nous limitons au maximum nos relations avec eux.

— Mais vous entretenez des relations commerciales, plaida-t-il. Vos deux communautés, d'une manière différente sans doute, mais de manière indiscutable, vivent de la Ronce !

La jeune fille renifla avec mépris, mais une certaine gêne perçait dans sa voix quand elle corrigea :

— Relations commerciales est un bien grand mot pour désigner un troc rudimentaire, où nous écoulons un stock de marchandises contre des galons de suc brut. Ces « relations » s'arrêtent là. Les Ronceux se livrent, dès qu'ils le peuvent, à des déprédations sur le matériel qui nous protège de la Ronce... Nous ne pouvons avoir entièrement confiance en eux. S'ils ne nous fournissaient pas régulièrement en suc brut, nous les laisserions où ils sont, et gare à eux s'ils venaient à approcher !

Elle parut soulagée qu'ils arrivent en dessous de l'enceinte, qui s'étendait à gauche et à droite, en s'incurvant légèrement de façon concave. Blade comprenait les rapports schizophréniques qu'entretenaient les Thogariens et ceux qu'ils dénommaient les « Ronceux »... obligés de commercer avec des êtres aux réactions incompréhensibles, et parfois agressives sans raison...

Cela expliquait vraisemblablement la répugnance qu'ils avaient de révéler au tout-venant les étranges relations qui les liaient aux Ronceux et à la Ronce. Cette cité édifiée au XXIVe siècle, à l'abri d'une muraille de style médiéval, valait assurément le détour...

Il avança la main vers la muraille aveugle qui se hissait à la hauteur d'un immeuble de dix étages. Aussitôt, il remarqua que celle-ci n'était pas ordinaire : aucune pierre de fondation n'était visible, ni de joints de ciment ; la muraille était constituée d'un seul bloc de roche noire, opaque et feuilletée comme du granit — ce qui était tout bonnement impossible !

Toara s'amusa de l'étonnement passager qu'ils éprouvèrent, puis les rassura :

— L'enceinte est en fait naturelle ; elle a été formée à partir du relief issu de l'impact d'un météorite, datant selon toute probabilité de plusieurs millénaires. Bien entendu, lors de l'édification de la ville, il a fallu égaliser les sommets, et polir les contreforts à l'aide de foreurs protoniques tels qu'en utilisent les mineurs, sur les astéroïdes.

Il fallait se rendre à l'évidence, aussi invraisemblable que cela pût paraître, c'était dans un cratère météorique qu'avait élu domicile la cité de Thogar'min !

— Ce serait une mode à lancer au sein de l'Empire, prononça Blade afin de dissimuler la sensation vertigineuse qui l'étreignait — la sensation de l'inconnu à portée de la main, qui justifiait à elle seule tous les désagréments d'un voyage aux confins de la galaxie. Bâtir des villes à l'intérieur d'un cratère, quel tabac cela ferait !

— Bah, au diable la mode, et laissons-nous griser par le spectacle ! Mais j'y pense, il y a bien un « chemin de ronde » au sommet de cette muraille ?

Toara les prit par le bras. Elle eut une moue qui ravit William Baker :

— Les sommets sont interdits aux touristes, toutefois je pourrai obtenir de mon père une dérogation, une fois revenue au Palais. Des sentinelles sont placées tous les cent mètres lorsque l'activité biologique de la Ronce s'accélère et que sa croissance explose littéralement... mais ce n'est pas le cas en ce moment, et les lance-flammes automatiques suffisent à repousser les assauts végétaux.

Le businessman sourit : la mystérieuse plante le fascinait de plus en plus, alors qu'il ne l'avait même pas encore vue !

Toara leva le bras en direction du sud, provoquant par son geste une cascade de cheveux blonds sur ses épaules fines :

— Il y a une porte, située à cent mètres d'ici. La courbure des murs nous empêche seulement de la distinguer.

— Eh bien, qu'attendons-nous, dit Blade, impatient à l'idée d'étudier de visu la plante tant redoutée.

Ils furent rendus en deux minutes. Une porte gigantesque, couverte de plaques de blindage fixées par des boulons de la grosseur d'un poing, se découpait dans la paroi monolithique. Les plaques rutilantes se chevauchaient, évoquant les squames d'une carapace de tortue géante qui n'aurait cessé de croître. De plus, une herse retenue par d'énormes chaînes pesait au-dessus de l'entrée, prête à s'abattre à la moindre velléité de tentacules végétaux de forcer l'entrée.

— Vraiment impressionnant, commenta Blade. La Ronce n'a qu'à bien se tenir !

— Ne croyez pas cela, rétorqua Toara, la mine soucieuse. De nombreuses portes de ce type ont cédé aux coups de boutoir des tentacules-béliers qui se forment périodiquement à l'intérieur de la Ronce. Combien de temps tiendra-t-elle, nul ne saurait le dire. Jusque-là, elle n'a subi aucun assaut...

Un interphone était logé dans la pierre, près de l'entrée. Toara appuya sur le bouton de communication, colla sa bouche contre le grillage du sésame électrique relié au sommet, où se trouvait le mécanisme commandant l'ouverture des portes, et glissa quelques mots. Apparemment, être la fille du gouverneur avait ses avantages ! Mais il serait mal venu de le lui faire remarquer, car la jeune fille ne semblait pas abuser de sa parenté.

Elle reçut en réponse une phrase grésillée que ses compagnons ne purent saisir, mais dont ils comprirent aisément le sens : pourquoi sortir de la ville, quand on n'a rien à y faire ?

Toara répliqua d'une voix sèche, puis appuya de nouveau sur le bouton afin de mettre fin à la communication.

— Nous n'avons droit qu'à un quart d'heure, dit-elle. Un déchargement de marchandises de troc va avoir lieu bientôt, il ne faut pas que nous gênions la manœuvre.

— Entendu ! firent Blade et Baker d'une même voix.

Elle recula, comme un raclement de métal se répercutait contre la voûte hérissée des pointes de la herse de protection. Puis la porte commença à s'ouvrir, bâillant sur l'extérieur. Toara eut un frisson involontaire, et Baker, d'instinct, passa un bras autour de sa taille. La jeune femme nicha sa tête au creux de son épaule, et le couple franchit la barrière séparant Thogar de la Ronce.

 

 

 

Ils s'attendaient à tout, sauf à cela.

La lande qui s'étendait sous leurs pas ne ressemblait à rien de connu. Ils foulaient une dune de cendres d'où émergeaient des brandons froids, des racines tordues, noirâtres, semblant des restes carbonisés de serpent. Il planait dans l'air un parfum de fumée refroidie mélangée à d'infimes exhalaisons de pétrole, ou d'hydrocarbures non brûlés.

Ils remarquèrent à peine l'épaisse porte blindée qui se refermait sur leurs talons.

Blade se baissa pour saisir un bout de racine friable.

— N'y touchez pas ! avertit Toara.

Il suspendit son geste, à quelques centimètres d'une racine inoffensive — en apparence.

— La Ronce, même morte, est dangereuse ! Beaucoup y ont laissé leur vie pour avoir méconnu ou négligé cette règle ! Les prolongements de la Ronce dévorés par le feu sécrètent une substance pour s'en protéger. Cette substance n'est efficace que lorsque la racine ou la branche est soumise à un feu sans envergure, mais les lance-flammes sont heureusement trop puissants pour elle. Sous l'action des hydrocarbures en flammes, la substance se transforme en un poison neurotoxique mortel qui peut être inoculé par une écharde, ou même par simple contact !

Elle se colla plus étroitement à Baker, qui reporta son attention sur la muraille. Tous les cent mètres, un tuyau métallique évasé perçait la paroi, à une hauteur d'environ trente pieds — à mi-hauteur du sommet.

— Les buses des lance-flammes, murmura-t-il. La langue de feu qu'elles sont en mesure de produire est sûrement impressionnante... Nous en avons eu un aperçu auditif, tout à l'heure ! N'est-ce pas, Ron ?

Ronny Blade avait les yeux rivés sur l'enchevêtrement végétal qui commençait à la limite du désert de cendres, et s'étendait jusqu'à l'horizon et au-delà. Un plafond de grosses branches en lacis emprisonnait comme dans un filet des branches basses plus étendues ; une pénombre glauque, vaguement menaçante, régnait sur un inextricable fouillis de branches à piquants, de feuilles torturées et de racines adventives aériennes, noires et vert sombre, se balançant comme si une brise les soulevait. L'aspect animal des mouvements de la Ronce fascinait, et provoquait le malaise par son côté monstrueux.

— J'aperçois des branches au ras du sol, mais de pied nulle part, fit remarquer Blade en s'accroupissant pour mieux voir. On dirait que la Ronce est posée sur le sol, mais ne s'y ancre pas ! Où commence-t-elle et où finit-elle ?

— Nul ne le sait, affirma Toara. Une légende prétend qu'il existe un pied d'où partent les rameaux qui s'étendent sur tout le continent. Quant à moi, je ne sais que penser : dès qu'inconnu et mystère s'en mêlent, l'homme est rapide à embellir les maigres faits et témoignages dont il dispose !

Baker nota que la jeune femme, malgré son âge, faisait montre d'une acuité d'esprit remarquable. Elle était plus intelligente que la plupart des femmes douées d'un physique avantageux, sur lequel elles « misaient » pour réussir en société. Penser que les deux brutes auraient pu abuser d'elle lui fit bouillir le sang rétroactivement !

— Personne ne sait d'où vient cette plante, poursuivait Toara. Des xénobiologistes ont supposé qu'un nuage de spores interstellaire a fécondé toute la planète en même temps. Ce qu'ils n'expliquent pas, c'est l'impression d'unité que dégage la forêt entière, comme si chaque fragment était relié aux autres, pour constituer une entité unique ! Je sais que cela paraît fou, mais...

Blade et Baker évitaient, lorsqu'ils côtoyaient des civilisations extraterrestres, de prendre au sérieux les arguties religieuses et les interdits culturels (les plus communs portant sur les vêtements, censés préserver la « vertu » et la « dignité » publiques) pratiqués par les indigènes ; mais en cet instant, sans qu'ils pussent se l'expliquer, ils partageaient avec la jeune fille la sensation surnaturelle, mystique, d'unité que dégageait la plante.

D'étranges fleurs jaunes ocellées de noir, de la taille d'une tête, poussaient aux enfourchures des branches et des racines aériennes de ce végétal immense dans son étendue mais dont la hauteur n'excédait pas quelques mètres. Troncs, lianes, racines et même les feuilles grasses portaient en abondance des épines d'un brun sombre, dont la longueur s'échelonnait de quelques millimètres à vingt centimètres.

Une brise souffla vers eux, venant de la plante, portant aux narines du petit groupe une odeur délicieuse, sucrée et amère en même temps, acidulant littéralement l'atmosphère. Toara frissonna.

— La Ronce nous fait savoir qu'elle a perçu notre présence. Elle nous dépêche un message olfactif, nous avertissant de ne pas pénétrer dans son domaine. Il ne faut jamais s'approcher de la lisière. Sous aucun prétexte !

Blade se demanda si les craintes de la jeune fille n'étaient pas quelque peu exagérées. Son compagnon remonta des yeux la muraille, derrière eux. La clairière calcinée s'étendait à vingt mètres à droite et à gauche, puis le tapis végétal se refermait implacablement, reprenant les droits cédés contre son gré sur une parcelle de son territoire.

— Cette zone reste dégagée en permanence, car c'est ici que sont déposées les marchandises destinées à être troquées avec les Ronceux. Ailleurs, la Ronce lèche les murailles. Nous sommes obligés de rationner le combustible de nos lance-flammes, la société pharmaceutique n'en délivre qu'au compte-gouttes.

Baker perçut le regret perçant dans la voix de Toara.

— Sous quel prétexte ? Aujourd'hui, les hydrocarbures sont fabriqués à vil prix, et leur approvisionnement ne pose aucune difficulté.

— Ils invoquent le danger de convoyage. Ils bénéficient de l'exclusivité du transport à l'importation comme à l'exportation des marchandises sur Thogar'min. En conséquence, nous ne pouvons rien dire. Nous sommes trop heureux quand arrive enfin leur vaisseau de ravitaillement pour songer à protester !

Ce témoignage rejoignait celui de Joé, qui ne songeait pas à se plaindre de la carence en matériel manufacturé acheminé ordinairement par la toute-puissante Compagnie.

Les deux businessmen se consultèrent du regard. Tous deux pensaient simultanément la même chose : une fois le contrat avec la Pharmamondiale mené à bien, rien n'empêcherait le Bourlingueur II, ou un autre vaisseau de leur flotte, de livrer du précieux carburant... disons en complément ! Il suffirait pour ce faire de convaincre le gouverneur impérial de Thogar'min, qui se trouvait être le père de Toara Lendor-Kasim... Le commerce interplanétaire était d'essence libérale, et la concurrence s'exerçait librement. L'implantation de comptoirs était une des conditions essentielles du succès de la colonisation de l'espace par l'espèce humaine et les espèces extraterrestres associées à la grandeur et la pérennité de l'Empire terrien.

S'ils dirigeaient ce comptoir, nul doute qu'ils fourniraient plus de moyens de défense aux « assiégés » que la Société ne le faisait jusqu'à ce jour. Le gouverneur Lendor-Kasim les aiderait sûrement en ce sens. Quelles motivations pouvaient bien pousser les dirigeants de la Pharmamondiale à agir de la sorte, maintenant la colonie aux extrêmes limites de la survie ?

L'œil vif de Blade accrocha une minuscule tache verte dans la croûte cendreuse qui recouvrait la lande dans un linceul de stérilité. Il s'en approcha et s'accroupit. Se pouvait-il que...

— Je n'en crois pas mes yeux ! s'exclamat-il à l'adresse de Baker et Toara. Une pousse parvient à percer dans ce désert brûlé !

Instinctivement, la jeune fille fit un bond de côté, comme si elle venait de subir la piqûre d'une épine.

— Où cela ? hurla-t-elle, hystérique.

Blade pointa le doigt sur une frêle tige d'un vert d'aquarelle, une maigre pousse guère plus épaisse qu'un brin d'herbe, surmontée d'un bourgeon de la taille d'un ongle. La tige oscillait de droite et de gauche, comme poussée par une force souterraine qui la forçait à sortir. Toara parut alors être saisie d'une brusque frénésie meurtrière : avant qu'ils ne puissent la retenir, elle sauta à pieds joints sur le jeune plant et le piétina avec une sauvagerie inimaginable ! Son accès de folie cessa aussi brusquement qu'il était apparu, laissant sur le sol un petit tas de débris écrasés.

Elle aspira une grande goulée d'air qui refoula la terreur dans son regard ; elle redevenait normale.

— Vous ne pouvez pas comprendre..., murmura-t-elle, subitement contrite : dès l'enfance nous est inculquée l'abhorration de la Ronce ! Chaque famille compte au moins une victime de la plante, morte à la suite de la piqûre d'une épine, du contact avec un tronc ligneux, ou d'autres accidents mortels dont la liste serait trop longue à énumérer... La seule vision de la Ronce est un spectacle insupportable pour certains...

— Calmez-vous... Nous comprenons, chuchota Baker en la prenant aux épaules, le regard toujours fixé sur la pulpe verte.

Il concevait mal la rage qui avait animé la jeune femme pendant quelques instants. Il ne doutait pas de la douceur fondamentale de cette dernière, c'était un être humain normal, comme les autres Thogariens. Mais leur attitude se transformait du tout au tout dès qu'ils étaient mis en présence de la Ronce.

William Baker n'était pas loin de croire que l'âme humaine recelait plus de mystères que la jungle impénétrable qui s'étendait, implacable et menaçante, devant ses yeux !

— Parlez-nous de votre père, ajouta-t-il, profitant de l'avantage que lui conférait sa position privilégiée auprès d'elle.

Elle renifla.

— Mon père, Lendor-Kasim, est un homme doux et généreux. Il a été nommé comme représentant de l'Empire il y a quinze ans, après des élections locales qui devaient décider qui se présenterait sur les listes de prétendants. Mon père l'a emporté haut la main. La population l'aime et le respecte pour son altruisme et son désintéressement, mais elle sait qu'il ne peut faire grand-chose sans l'aval de la Pharmamondiale : c'est elle qui nous approvisionne en denrées utiles, voire indispensables quand il s'agit d'instruments défensifs. Avec les attaques inexplicables des Ronceux, il faut les changer régulièrement. Il est normal après cela que la Société ait voix au chapitre...

— Normal..., grommela Baker, qu'est-ce qui est normal sur ce satané bout de caillou ?

— Attention, Will, ton langage va finir par ressembler à celui de Joé — voire à celui de Sherwood !

— Quand je pense qu'Andy est sans doute en train de « flamber » au casino du spatioport de Marsala en compagnie de Red, à nous attendre, tandis que nous...

Ronny Blade jeta un coup d'œil en coin à Toara, puis glissa à son ami :

— Ne te plains pas trop...

— Peuh ! C'est parce qu'elle m'a vu le premier, mais tu ne la laisses sûrement pas indifférente, crois-moi !

Toara, penchée sur le monticule où elle avait écrasé la pousse de Ronce, vérifiait à l'aide de petits coups de talon qu'il ne subsistait plus rien de la vitalité de celle-ci. Satisfaite, elle revint vers les deux hommes.

— Le quart d'heure est presque passé, déclara-t-elle. Il faut rentrer à l'abri des murailles de protection, sinon nous nous trouverions en état d'infraction. La législation est très sévère là-dessus, il y a parmi les plus jeunes trop de têtes brûlées qui ne pensent qu'à une chose : enfiler une armurerésille et se sangler dans un lance-flammes, avec l'idée saugrenue d'aller défier la Ronce.

Baker coula un regard vers la jeune femme.

— Saugrenu, d'aller défier la Ronce, alors qu'il y a tant d'autres choses à faire, nettement plus intéressantes à l'intérieur !

Toara eut un petit rire et lui prit le bras.

Au sein de la Ronce, un mouvement du feuillage attira l'attention de Baker.

— Ron, il y a quelque chose dans les fourrés ! Peut-être est-ce là une occasion d'apercevoir enfin un de ces fameux Ronceux dont personne n'ose parler, jusqu'à en ignorer l'apparence exacte !

Avant que Toara ait pu protester, Baker s'élançait en direction du mouvement. Il parvint à la lisière de la forêt (si tant est que le terme s'appliquât à la masse ligneuse constituée d'une seule plante, ce que les Thogariens nommaient la Ronce) et écarta une broussaille de Ronce à demi sèche.

Il aperçut l'animal, cause du remue-ménage : il s'agissait d'un quadripode ongulé d'environ deux mètres de long, de couleur vert foncé parsemé de touffes de poils jaunes. Ses yeux étaient cerclés de taches noires et, n'était une courte trompe toujours en mouvement, sa tête rappelait celle d'un chien. Pour le reste, son corps trapu ressemblait jusque dans ses proportions à celui d'un tapir adulte. Les oreilles de l'animal en train de brouter se dressèrent droit sur sa tête lorsque le Terrien surgit en face de lui.

Il poussa une sorte de cri, à mi-chemin du barrissement et du couinement, puis ses courtes pattes se détendirent brusquement, et il détala dans un craquement de branches brisées.

— Eh bien, ça..., murmura Baker.

Il se tourna vers ses compagnons.

— Qu'était-ce ? demanda son ami en accourant, malgré les récriminations courroucées de Toara.

— Rien qu'un...

Il avança d'un pas décidé vers Blade. Son pied se posa sur une fine racine émergeant d'un bosquet. Soudain, la racine se tordit et s'enroula, à la façon d'un pédoncule animé, autour de sa cheville.

Celui-ci eut un sursaut de côté, et la radicelle se rétracta à l'intérieur du buisson, « aspirée » comme l'eût été un tentacule venant de subir une légère décharge électrique. Baker fit un pas en arrière.

— Aïe ! fit-il en portant la main à sa cheville. J'ai été piqué !

Toara changea de couleur et pâlit.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle en se mordant le poing. La Mort Verte l'a frappé !

— Pardon ? fit-il, étonné, à la jeune femme.

Il la regarda un instant, puis Blade. Puis ses genoux ployèrent, et il tomba face contre terre, foudroyé.

CHAPITRE IV

Blade reçut son ami dans les bras, alors qu'il s'effondrait d'un bloc. Il le coucha à terre avec précaution, prenant garde à se tenir à distance de la Ronce.

— Mon Dieu, tout est ma faute..., sanglotait Toara convulsivement. Je n'ai pas été assez prudente, j'aurais dû vous obliger à enfiler la résille de sécurité recommandée pour la sortie...

Le businessman eut un bref regard à la jeune fille.

— L'heure n'est pas aux lamentations, mais à l'action. Qu'est-il prévu de faire en pareil cas ? Il y a certainement des consignes de survie, une procédure à suivre...

Elle secoua la tête.

— Votre ami est mort ! Le poison de la Ronce ne pardonne jamais...

Blade se pencha au-dessus de son ami, et fit glisser la fermeture magnétique du col de son justaucorps afin qu'il respire mieux. Il appliqua deux doigts à la naissance du cou, patienta quelques secondes.

— Il est en vie ! s'écria-t-il, sa voix trahissant son émotion. Il faut le transporter d'urgence dans l'unité hospitalière la plus proche !

Toara s'assit par terre ; elle se prit la tête entre les mains.

— Tout est joué...

Le Terrien secoua rudement la jeune femme par les épaules.

— Mais son cœur bat toujours ! Tant qu'il battra, il restera un espoir de le sauver.

— Hélas, croyez-moi, je le regrette autant que vous, il n'y a aucune parade contre cela.

Blade eut envie de la gifler tant la résignation imprégnant sa voix lui était insupportable. Il n'accepterait pas la mort de son ami sans réagir, sans tenter quelque chose.

Quand on s'en donnait la peine, il y avait toujours une issue à n'importe quel problème ! Baker n'était pas que son associé dans la B and B Co. Dans le passé, il l'avait sorti de situations inextricables, que d'aucuns auraient jugé perdues d'avance. Chacun avait sauvé la vie à l'autre sans hésiter, et créé ainsi les liens d'une amitié inaliénable qui ne s'était jamais démentie.

Le regard de Baker était fixe ; il ne vacillait pas. Le poison de la Ronce avait paralysé tous ses muscles d'un seul coup, à l'exception du cœur et des poumons. Dans le cas contraire, il serait mort en moins de trois minutes. Blade ignorait si derrière ce regard une conscience veillait ; il rabattit les paupières de son ami sur les globes oculaires, afin d'éviter que ces derniers ne sèchent dans leurs orbites — et peut-être, si le poison ne lui insensibilisait pas les nerfs, lui éviter d'inutiles souffrances.

— Le poison de la Ronce met quatre jours à atteindre les muscles respiratoires, expliqua Toara, et deux autres jours pour s'attaquer au cœur. À l'hôpital, on peut stimuler la respiration au moyen d'électrodes placées au niveau des muscles pulmonaires, mais cela ne représente qu'un sursis inutile, puisque le poison de la Ronce finit de toute façon par avoir raison du cœur.

Baker gisait dans la poussière cendreuse, sans un mouvement. Blade s'entêta :

— Il y a des animaux et des personnes qui vivent dans la Ronce, sans en souffrir le moins du monde. Comment expliquez-vous cela ?

Toara haussa les épaules.

— Je ne prétends pas expliquer ce que je ne comprends pas ! Les animaux et les extraterrestres (pour nous, ils sont confondus dans la même dénomination de Ronceux) possèdent une immunité naturelle, parce qu'ils sont nés dans la Ronce. On ne sait quel marché ils ont passé avec elle, pour qu'ils détruisent épisodiquement nos installations de défense. Nous ne communiquons jamais avec eux. Les objets de troc sont disposés par des camions blindés à la lisière de la Ronce, avec des bidons de tôle vides. Deux jours plus tard, nous récupérons les bidons pleins, ainsi que les objets dont ils n'ont pas voulu. C'est ainsi que se passe l'échange.

— Que sont ces objets ?

— Des babioles. Des miroirs, des allumettes pour faire du feu, des mini-modules magnéto-répulsifs destinés à porter sans se fatiguer leurs affaires, quand ils changent de camp...

— Des quolifichets, rien dont ils aient réellement besoin, commenta Blade songeusement. Le marché vous semble-t-il équitable ?

Les yeux de Toara flamboyèrent.

— Qu'importe s'il ne l'est pas ? Les Ronceux sont les Ronceux !

— Eh bien...

Il était inutile de poursuivre cette discussion, aussi l'homme d'affaires se tut-il. Il comprenait que la jeune femme, comme tous les Thogariens, faisait preuve d'un « blocage » psychologique vis-à-vis des Ronceux, résultant de la culture dont elle était issue, qui l'avait conditionnée. La confusion entre les extraterrestres nomades et les animaux à l'intérieur d'un terme commun était révélatrice de ce blocage.

Il regarda à nouveau Baker, et constata qu'un faisceau de radicelles rampait en direction du corps, à raison de quelques centimètres par minute : la Ronce venait chercher son butin ! Il se retint de réagir comme Toara — c'est-à-dire d'écraser sous sa botte les extensions végétales. Il saisit le corps de son ami par les épaules, en ayant soin de maintenir sa tête à l'horizontale, puis le tira hors de portée.

Une sirène retentit de la muraille, qui faillit faire lâcher Blade tant elle était puissante. Le hululement dura une bonne minute avant de s'interrompre brutalement. Le Terrien dut attendre que ses oreilles cessent de bourdonner.

— Que se passe-t-il ?

— La sirène avertit les habitants de Thogar qu'un échange va avoir lieu, ceci afin de les prévenir que la porte va être ouverte pendant quelques minutes. Durant l'échange, les Thogariens évitent d'approcher des murailles. Elle a également pour but de prévenir les Ronceux que des bidons et des marchandises vont être déposées. Nous allons nous faire réprimander par les vigiles d'être restés aussi longtemps hors de l'enceinte ; de plus, nous serons gratifiés d'une amende.

Blade était disposé à payer n'importe quoi. Ses préoccupations étaient ailleurs. Il ne pouvait s'empêcher d'observer William Baker, immobile sur son linceul de cendres. Des sentiments violents l'agitaient ; pour la première fois depuis des années, il se sentait seul. Puis son regard se reporta sur Toara ; il s'aperçut que cette dernière était au bord de la crise de nerfs. Elle avait subi depuis tout à l'heure de multiples chocs : en premier lieu, deux hommes l'avaient sauvagement agressée, puis, pour remercier ses sauveteurs, elle avait dû surmonter la répulsion que lui inspirait l'extérieur de la ville et la proximité des Ronceux ; enfin, l'homme envers qui elle éprouvait de l'attirance venait de lui être ravie par la Ronce qu'elle détestait tant !

La porte s'ouvrit majestueusement sur un grondement de moteurs assourdissant, à la grande surprise de Blade, lequel était habitué aux véhicules dégravités qui, outre le confort dû à la lévitation artificielle ainsi créée, étaient totalement silencieux.

Trois gros camions roulaient au ralenti. Ils ressemblaient, se dit-il avec à-propos, à des « coffres-forts roulants ». L'emblème bleu marine de la Pharmamondiale frappait le flanc des lourds véhicules aux pneus bardés de plastolatex, un dérivé polymérisé du latex naturel, élastique et d'une résistance aux chocs à toute épreuve, comparable à celle de l'acier.

Les véhicules soulevaient dans leur sillage d'épaisses volutes de cendre. Le premier camion dépassa les deux piétons sans ralentir ; les autres suivirent le même chemin. Seul le dernier consentit à s'arrêter à leur niveau. Le conducteur, alourdi par une curieuse cotte de mailles serrées qui le corsetait de pied en cap, des gantelets semblables à ceux que portait Joé aux mains, sortit de l'habitacle blindé en ronchonnant.

— Qui êtes-vous, et que faites-vous ici ? En restant sur le terrain d'un échange, vous êtes passibles d'une lourde amende !

Le businessman se maîtrisa pour ne pas envoyer l'homme au tapis : son ami gisait dans la poussière, avec la perspective de mourir à brève échéance, et cet homme parlait de règlement !

— Mon ami a été piqué par une épine, sinon nous serions déjà partis ! dit-il. Et je ne ferai pas de problème pour payer l'amende. Maintenant, je suppose que votre camion est relié avec l'intérieur par un quelconque communicateur radio. Ayez l'obligeance d'appeler une ambulance.

Le conducteur obtempéra, devinant au ton autoritaire de son interlocuteur qu'il s'agissait moins d'une prière que d'un ordre. Il était au courant de l'arrivée d'un vaisseau de fret et de passagers au début de l'après-midi. Et il devinait aux vêtements simples mais d'élégante coupe de Blade que celui-ci était un de ces milliardaires voyageant pour le plaisir ou pour affaires.

— OK, j'appelle l'hospitalium, dit-il sur un ton neutre.

Il remonta dans l'habitacle et décrocha un combiné du tableau de bord.

— L'hospitalium ? questionna Blade à l'adresse de Toara.

La jeune fille expliqua de bonne grâce.

— L'hospitalium désigne l'établissement attribué au dépôt des personnes infectées par la Ronce...

Soudain, sa voix se brisa.

— Ma... ma mère a été... piquée par un plant qui avait poussé dans un interstice de notre maison. L'épine l'a piquée au cou, de sorte qu'elle est morte en quelques heures ; elle venait juste d'être transportée à l'hospitalium.

Blade comprenait subitement la férocité et la haine avec lesquelles la jeune fille avait écrasé la pousse, inoffensive puisque elle ne possédait pas d'épines. En l'écrasant, interpréta-t-il, c'est toute la Ronce, le meurtrier de sa mère et sans doute d'autres proches, qu'elle écrasait.

Toara était bouleversée par l'évocation de ces tristes souvenirs. Elle parvint néanmoins à contenir ses larmes.

— Dites-moi comment la Ronce parvient à implanter des extensions à l'intérieur même de la cité. Je croyais celle-ci inexpugnable.

— Elle est inexpugnable à la Ronce prise dans son ensemble. Mais il faut savoir ce que recouvre ce terme : nous appelons Ronce l'entité organisée qui s'étend sur Thogar'min, et dont les plants ne constituent qu'une facette. J'ai dit que certains prétendaient qu'il n'y avait qu'une souche, et que la « forêt » n'est qu'un organe, mais ce n'est pas établi. À dire vrai, la Ronce nous est presque entièrement inconnue. Mais ce n'est pas grave : ce qu'il faut, ce n'est pas la connaître, c'est la combattre !

Blade se contint de répliquer que les deux termes, loin de s'opposer s'incluaient mutuellement. Il se promit d'avoir une conversation à ce sujet avec le gouverneur Lendor-Kasim. Toara poursuivit :

— Parfois, un spore porté par la brise se pose dans un terrain propice à sa croissance — une fissure, par exemple, où s'est déposé un peu de terre. Il suffit d'un cadavre de mouche pour déclencher son éclosion !

Dès lors, sa croissance s'accélère. Elle capture à l'aide de poils enduits de glu des insectes, qu'elle digère dans un sac rempli de diastases digestives. Ensuite, la jeune pousse — semblable à celle que j'ai écrasée, tout à l'heure — cherche à s'étendre par tous les moyens, afin de se « connecter » à d'autres plants, pour finalement rejoindre le reste de la Ronce. Une pousse qui n'a pas rejoint la Ronce dépérit et meurt au bout de deux semaines. Ce fait concorde d'ailleurs avec l'hypothèse d'une entité immense, mais unique.

— Pourtant des animaux et des extraterrestres survivent en son sein, murmura Blade comme pour lui-même. Il doit y avoir un antidote, ou quelque chose qui permet de lutter contre le poison. La Pharmamondiale doit certainement mener des recherches pour découvrir un sérum ou un vaccin contre celui-ci.

Toara se caressa le menton en arborant une moue dubitative.

— Je n'ai pas eu vent de telles recherches... Mais ils doivent probablement en mener.

— Puis-je avoir un entretien avec votre père ?

La réponse de la jeune femme fut noyée par le bruit du camion de livraison qui repartait en direction de la lisière, mais au dessin de ses lèvres, Blade devina qu'elle lui donnait son assentiment.

L'ambulance stoppa devant le corps de Baker ; c'était une longue voiture blanche glissant sur coussin d'air, au flanc ornée d'un signe qui n'avait pas varié en plusieurs siècles, et que l'on retrouvait sur toutes les planètes de l'Empire : une croix rouge. Les ambulanciers étaient deux jeunes hommes qui semblaient effectuer leur tâche sans enthousiasme ; leur réticence s'expliquait sans doute par la répulsion qu'éprouvaient tous les Thogariens, sans exception, pour la Ronce. Les coutures de leur blouse blanche étaient tirées par une résille rigide, et leur jambes étaient caparaçonnées de bottes de cuir clouté. Ils considérèrent le corps sans aménité.

— Ça ne respecte pas les règles les plus élémentaires de sécurité, et ensuite, voilà où ça se termine : à l'hospitalium ! Quelle idée de sortir de Thogar !

Blade s'assura que le corps était embarqué avec douceur, puis il prit Toara par le bras et passa les murailles. La jeune femme fut surprise de la force de sa poigne.

— Vous me faites mal, lui reprocha-t-elle.

Il relâcha sa prise.

— Je suis désolé. Mais je livre à présent une course contre la montre. Je persiste à croire que Will n'est pas perdu. S'il existe un remède contre le poison de la Ronce, je le trouverai ! Au besoin, je rencontrerai les Ronceux.

— Non ! dit Toara avec véhémence, en s'accrochant à lui. Je ne laisserai pas la Ronce vous prendre, vous aussi !

Blade eut le tact de ne pas répondre.

Après le passage de la porte, ils furent accueillis par un patrouilleur local, un homme guère moins jeune que les ambulanciers, portant un pistolaser au côté et un mini-lance-flammes dont la lance était attachée à l'avant-bras. Ce dernier les tança vertement et leur infligea une amende de vingt-cinq orocrédits. Après le drame que venait de subir son ami, Blade n'avait pas le courage de protester.

— Accompagnez-nous chez mon père, le gouverneur Lendor-Kasim, proposa Toara au vigile. Je suis sa fille. C'est lui qui paiera l'amende.

— Bien, miss, s'inclina le vigile, très raide.

Elle se tourna vers son compagnon :

— Vous vouliez rencontrer mon père ? Vous allez être satisfait immédiatement.

Le vigile approcha le poignet de sa bouche. Il prononça deux phrases sèches dans le bracelet de son mini-communicateur.

Quelques secondes plus tard, un hélijet vint se poser dans la rue. Le trio s'engouffra dans la bulle en plastex des passagers. La pesanteur les tassa au fond de leur siège-cocon, puis, presque aussitôt, l'engin se posa sur la place de l'Empereur.

Le palais du gouverneur du comptoir de Thogar'min avait la forme d'un C, dont les crochets étaient constitués par les ailes, et la hampe par le bâtiment principal, une bâtisse austère et vieillotte qui n'était égayée que par quelques cariatides esseulées.

Ils passèrent un portail à colonnades fissuré, pour se retrouver dans une salle haute de plafond, dallée de céramique de Kenndor bleue et rouge. Des statues de style néo-kédalique d'une grande perfection formelle s'encastraient dans une série de niches luminescentes s'alignant jusqu'au pied d'un grand escalier de marbre bleu-gris.

Un planton en livrée attendait à l'entrée de la salle de réception. Il se leva précipitamment à l'approche de Toara.

— Bonjour, miss, vous paraissez bouleversée.

— Bonjour, Damien. Où est mon père ?

— Au salon. Il regarde la retransmission d'un concert qui passe à la Space o'vision en ce moment-même. Le concert se termine dans dix minutes. Dois-je le déranger avant ?

Elle eut un rire argentin :

— Inutile, mon cher Damien ! Nous attendrons dans la bibliothèque.

Damien regarda les deux visiteurs.

— Qui devrai-je annoncer ?

L'homme d'affaires se présenta, ainsi que le vigile.

— Mon service n'est pas terminé, dit celui-ci. Je ne peux m'attarder plus longtemps.

Toara expliqua la situation à Damien, qui disparut. Il réapparut quelques instants plus tard, et remit la somme au vigile.

La jeune fille conduisit Blade dans la bibliothèque, où ils patientèrent. Celui-ci parcourut de l'index les rayons de cassettes à cristaux, et en choisit une intitulée « Les Premiers martyrs de la Ronce, 2344-2356 ». Il introduisit la capsule dans un lecteur automatique, qu'il régla sur dix minutes. L'ordinateur intégré du lecteur analysa les données, dont il fit un résumé de dix minutes d'une voix mélodieuse.

Le document ne lui apprit rien qui fût susceptible de lui fournir de plus amples renseignements sur la Ronce. Il relatait les premières incursions d'explorateurs terriens et d'ethnologues dans la masse de la jungle. Celle-ci avait refermé ses mâchoires sur elles, les broyant à jamais. Nul n'était jamais revenu de cet « enfer vert » à l'échelle d'une planète.

Le document ne mentionnait pas les touristes qui, à l'instar de William Baker, s'étaient fait piquer par la Ronce.

— Le concert doit être terminé, dit Toara. Papa ne nous fera pas attendre.

Damien entra dans la bibliothèque. Il pianota sur son communicateur individuel, reçut l'autorisation d'entrer et conduisit immédiatement les deux jeunes gens vers la porte du salon.

L'occupant de la pièce était en train de refermer les battants camouflant le large écran plat de la Space o'vision, imitant parfaitement une fenêtre au-dessus d'une cheminée factice. Le salon était cossu et habillé de couleurs chaudes ; un papier orangé pâle recouvrait les murs. Les fauteuils dégravités étaient tendus de cuir bordeaux. Des boiseries intégraient le mobilier aux murs pastels.

Le gouverneur Lendor-Kasim était un homme grand, aux tempes grisonnantes. Il s'avança vers Blade, la main tendue. Ce dernier la saisit, éprouva sa fermeté. Immédiatement, il fut séduit par cet homme au visage souriant, que les épreuves avaient marqué de multiples rides. Les rides font souvent ressortir le caractère qui a présidé à la vie de leur porteur. Si cela est vrai, le visage de Lendor-Kasim n'exprimait que bonté et droiture.

— Ronny Blade, de la Baker and Blade Company. Pardonnez-moi, Votre Excellence, de vous déranger sans avoir pris rendez-vous. Mais le temps me fait défaut, et...

Lendor-Kasim éclata de rire, ce qui eut pour effet de briser l'atmosphère quelque peu « guindée » qui avait présidé aux présentations.

— Vous ne me dérangez pas, je vous assure ! La caution de ma fille me suffit ; de plus, les étrangers se font trop rares sur Thogar'min, aussi n'ai-je pas beaucoup d'occasions de remplir mes devoirs d'hôte.

Le Terrien apprécia le langage ouvert du gouverneur, qui contrastait agréablement avec l'attitude généralisée des Thogariens depuis son arrivée sur la planète.

— La Baker and Blade Company, dites-vous... Que puis-je faire pour vous ?

— Papa..., dit Toara.

— Mon associé a eu un accident, alors que nous visitions les abords de la ville.

— Quelle sorte d'accident ?

— Une Ronce l'a piqué alors que nous observions la lisière, à l'extérieur des murailles.

L'homme s'appuya sur le dossier d'un fauteuil dégravité, qui s'affaissa légèrement sous son poids.

— Oh, je suis navré pour votre associé. Au ton de votre voix, j'imagine que vous étiez amis, n'est-ce pas ? Que diable alliez-vous faire au-dehors des murailles ?

Sa fille s'avança bravement :

— C'est moi qui les y ai emmenés.

— Sur notre requête, ajouta galamment Blade.

Il exposa longuement les raisons pour lesquelles ils s'étaient attardés sur Thogar'min, en minimisant leur intervention providentielle qui avait sauvé Toara, devant le bar de l’Aspic. Le gouverneur l'écoutait gravement.

— Certains faits m'étonnent, poursuivit-il. La B and B Co a passé un accord avec la Pharmamondiale afin d'assurer les transports que cette dernière n'est pas en mesure d'effectuer avant un mois. La Pharmamondiale possède des laboratoires de recherche et des usines de synthèse de produits pharmaceutiques sur plusieurs planètes. J'aimerais savoir si elle poursuit des recherches d'immunisation contre le poison de la Ronce.

Les sourcils de Lendor-Kasim s'arquèrent de surprise.

— À ma connaissance, non. Elle n'a apparemment jamais cherché à capturer des spécimens de faune ou de flore dans le but de les étudier, ni mené de recherches sérieuses en ce sens. Maintenant que vous en faites la remarque, je trouve cela curieux. Je suppose qu'il s'agit là d'une négligence.

Blade retint les soupçons qui lui montaient aux lèvres. Une « négligence » de quarante années ne pouvait guère s'expliquer que par la volonté évidente de ne pas trouver un vaccin... ce qui était en contradiction flagrante absolue avec les intérêts de cette société ! S'il était dans le vrai, pour quelle raison délirante se donnait-elle l'apparence d'aider une communauté, que dans l'ombre elle poignardait ?

Il avait sa petite idée là-dessus, mais il s'abstint d'en toucher un mot à ce gouverneur pusillanime. S'il arrivait à sauver Baker, c'est ensemble qu'ils feraient de nouvelles propositions de marché à celui-ci. À présent, il n'avait pas le temps.

— Mon rôle ici se limite à coordonner les opérations de livraisons aux Ronceux et de ramassage des bidons de suc de Thogar, à demander à nos pourvoyeurs d'accroître la lutte contre la Ronce par tous les moyens possibles, en réclamant des équipements de défense que l'Empire ne peut nous fournir. En effet, je tiens un décompte rigoureux des « attaques » végétales d'envergure dont nous sommes victimes de manière épisodique. J'en suis venu à penser que la plante a conscience de notre existence ; ses « attaques » se font plus fréquentes qu'il y a quinze ans.

— La solution ne se trouve peut-être pas dans cette lutte effrénée...

— Que proposez-vous à la place ?

La mine de Blade se renfrogna.

— Rien pour l'instant... mais je compte faire œuvre de pionnier en la matière !

Le gouverneur secoua la tête d'un air navré.

— Je devrais vous faire arrêter et placer sous surveillance, jusqu'au départ du Bourlingueur II pour ce que vous avez dit...

Toara se précipita vers son père pour l'implorer.

— Papa, ne fais pas cela !

Lendor-Kasim ignora l'interruption.

—... Vous emprisonner non pas pour vous punir, mais au contraire pour vous protéger de votre propre folie. Car, sachez-le, pénétrer dans la Ronce équivaut à aller se fourrer dans la gueule d'une hydre d'Oxias ! Mais je préfère vous faire jurer sur l'honneur que vous ne tenterez pas de sortir de Thogar.

L'homme d'affaires se crispa instinctivement : le gouverneur, malgré son air débonnaire, venait de le piéger de la plus belle façon !

— Lorsque la vie de mon ami est en jeu, il m'est impossible de vous promettre cela.

— Dans ce cas, je ne peux rien pour vous, soupira le gouverneur Lendor-Kasim en faisant un geste à l'endroit d'une statue de poussah posé sur son bureau.

Les yeux de la statue étaient deux objectifs de caméras de surveillance !

Son hôte n'eut pas le loisir de réagir : deux gardes firent irruption dans le salon, pistolaser au poing. Les armes se braquèrent sur le visiteur. Celui-ci, dans un geste dénotant sa distinction, écarta Toara de la trajectoire des armes.

— Laissez-moi appeler Jim Henkin, le commandant du Bourlingueur III protesta Blade.

Le gouverneur paraissait désolé de la tournure qu'avait pris la conversation. Il ne pensait pas que Blade fût aussi déterminé à tenter sa chance (et celle de William Baker) dans la Ronce. Il échangea quelques mots à mi-voix avec sa fille, puis se tourna vers le businessman.

— La loi impériale vous accorde le droit d'appeler qui bon vous semble. Je ne m'y opposerai pas. Avant de vous faire placer en garde à vue, je peux en outre vous autoriser à rendre visite à votre ami, à l'hospitalium.

Blade accepta d'un mouvement de tête tandis que les deux cerbères l'encadraient. Il était trop ahuri par la tournure qu'avaient pris les événements : en quelques heures, ce qui s'annonçait comme une banale et fade escale sur une planète de seconde zone s'était transformé en un cauchemar dément, où son meilleur ami était condamné à mort, et lui-même contraint à attendre le décollage du vaisseau en prison !

Jérémie Erikson avait raison, en affirmant que Thogar'min portait malheur. Son escapade dans la Ronce était décidément bien mal partie !